sur le fond, des détails du quotidien | intérieur | au bas de la photographie, dans la partie gauche, une table basse jonchée d’objets, un cendrier dans lequel on devine des bouts de mégots jaunes, une photo représentant un homme bien habillé au sourire forcé, une cuillère dans un pot de yaourt vide renversé, un magazine ouvert, un stylo bille, un ticket de caisse, deux mouchoirs en papier froissés, une tasse rouge vide avec des traces de café | au bas à droite, un tapis aux motifs géométriques, une sandale de plage en caoutchouc, taille enfant, un élastique pour les cheveux | dans le coin supérieur gauche, la lumière vive d’un extérieur, le soleil à travers une fenêtre | rien que du blanc, de l’aveuglant | impossible de voir ce qu’il y a dehors, juste qu’il y a un dehors | un ailleurs | en haut à droite, rien | une masse noire projetée depuis le centre | juste en-dessous, les contours flous d’un oeil, d’un nez | au centre, en haut, quelques cheveux noirs étonnamment distincts semblent flotter en apesanteur | plus bas, plus petits, une main en bout de course va s’écraser au sol, un bras tendu, un corps entrainé par l’élan | entre, du mou, du grisâtre, du flou | la trace d’un mouvement dans l’instantané
L’odeur du quotidien, la lumière de l’ordinaire, le goût fade de l’éternel présent. Une image sans bruit. Une image comme un décor usé par l’immobilité. Au centre, tout est flou. Lire dans le tout, lire dans le flou. Imaginer le mouvement, sentir la colère monter dans le bras, dans la paume de la main, dans les doigts. Sentir la main se remplir de colère, la sentir partir, la sentir être projetée comme une balle, un boulet de canon. Sentir la main s’écraser sur une joue molle, flasque, dégoulinante. Juste un contact pour décharger la colère de cette main vengeresse. Et la voir emportée par son élan. Et le bras. Et le corps. Et le vide qui subsiste après cette décharge instantanée de colère. Peut-être un regret qui apparaît comme un flash. Non, rien. Rien d’autre que le vide, le silence. Lire dans le flou. Savoir la douleur qui arrive juste avant l’éclair. Savoir l’irrémédiable, savoir l’évidence. Vouloir tout arrêter. Effacer le mot de trop, le geste de trop, le regard de trop. De trop plein. Remplir le vide d’autres mots, d’autres gestes, d’autres regards. Réévaluer le trop tard. Vouloir anticiper la douleur de l’autre. Vouloir anticiper sa douleur. Juste le temps de fermer les yeux et d’amorcer un mouvement avec la tête pour atténuer le choc. Juste le temps de le ralentir. Trop tard. Lire dans le flou tout ce qu’on n’a pas vu, tout ce qu’on n’a pas entendu, senti, imaginé, pensé, aimé, goûté, respiré. Lire dans le flou invisible dans le viseur de mon appareil photo mais qui, je le sais, inondera l’image. Lire dans le flou mon impuissance, ma passivité, ma culpabilité. J’ai laissé faire. J’ai laissé la colère déborder. Je l’ai laissé monter, bouillir, exploser. J’ai laissé la gifle partir, je l’ai laissé atterrir. J’ai laissé faire. J’ai laissé la douleur s’installer, s’immiscer. Je l’ai laissé gonfler dans la joue, dans le corps, dans l’âme. J’ai laissé. J’ai juste appuyé sur le déclencheur de mon appareil photo. Lire dans le flou. Je suis à la fois celui qui a donné la gifle et celui qui l’a reçue. Je suis tout ce flou. Je suis le triste messager du désamour ordinaire. Je garde pour stigmate cette photo d’un essentiel flou devant un décor si net, un cendrier rempli de mégots jaunes, une photo du grand-père en costume, un vestige de yaourt, un programme télé…
Photo de Serhii Tyaglovsky sur Unsplash
et l’image est tout sauf silencieuse et immobile
C’est ça. L’appréhension du mouvement dans ce qu’on ne voit pas. Difficile à formuler, à écrire. Merci de ta lecture.
on comprend ce qui se passe, image forte du geste qui s’accélère
je pense encore à ces séquences en accéléré ou au ralenti qu’on a écrit dans d’autres ateliers, mais cette fois conjugaison avec une prise d’image
très prenant…
merci JLuc
Merci Françoise. Écrit sans avoir vraiment pris le temps de m’imprégner des orientations de François (je ne parle plus de consignes). Il en ressort du brut, souvent. Sur le coup, je pensais avoir été un peu trop dans… le flou. Merci de ton retour qui illustre l’inverse.
Merci, Jean-Luc, pour ce texte si puissant ! Et pas besoin de photo, car elle est là, tout entière dans tes mots.
Merci Helena. Comme je l’écrivais à Françoise, je pensais avoir été par trop vaporeux, pas sûr d’avoir pu démêler le flou. Merci pour ce retour.
« lire dans le flou » ce leitmotiv réveille l’émotion crescendo. Très bouleversant, poignant. Merci Jean-Luc
Merci Marie pour ce commentaire si bienveillant. Chaud au coeur.
Très fort ce texte. Etouffant presque. Et cette sanction du trop. Merci.
Merci fort Jean-Luc pour le travail réalisé sur l’empreinte de la violence, de son surgissement jusqu’à l’impact fatal, ne plus voir = rentrer hors-sol dans un affect destructeur, le signe d’une cavale monstrueuse, et si bien relatées, les répercussions, ondes de la violence, et l’incompréhension, sonnée, qui floute la conscience