Prise de vue plongeante. Un drap jaune s’élance depuis le bord inférieur telle une pyramide tronquée vers le centre de la photographie et ouvre ainsi une ligne de fuite principale, légèrement décentrée. Au bout, déposée sur un oreiller, parcheminée et hiératique, une tête, comme réduite selon un rite ancestral et magique d’une peuplade amazonienne. Sur le bord gauche, un dos laineux et incomplet dénie, par son opposition, toute sacralité à la scène et accentue sa dimension transitoire. Le décor est impersonnel, gris. La pièce a été vidée et nettoyée. Seul reste l’appareillage médical indispensable. Le lève-buste qui tend son bras vers nous et propose ainsi d'agripper sa poignée pour prévenir la moindre défaillance ; le porte-sérum à tête de pieuvre ; la gaine électrique en plastique blanc d’où se déversent des câbles électriques droits ou spiralés et qui découpe horizontalement le mur du fond ; la rampe lumineuse qui projette une faible lueur blafarde vers le plafond ; un meuble bas à gauche du lit ; une chaise à droite.
Je balance, hésitant, d’un pied sur l’autre. L’appareil est dans ma main droite, au niveau de la hanche, du côté opposé à la porte. Ils ont déjà quitté la chambre et elle, elle les suit d’un pas trainant. Je suis seul face au lit, irrésolu. J’ai vraiment envie de faire cette photographie. Je réfute mentalement une à une les objections morales qui m’assiègent, combats la gêne et la réprobation qui me tenaillent. Je tourne autour du lit. Insensiblement, je cherche la position, l’angle qui me permettra de capter cette ultime présence physique. Je ne doute plus, je vais la faire car j’ai peur de ne pas me souvenir, que cette dernière confrontation s’évanouisse comme tout le reste dans la brume. Alors ce petit clic, cette légère pression pour fixer ce dernier tête à tête, cet instant fragile où il n’est déjà plus ce qu’il fut, mais ce moment avant l’effacement, avant la boîte, avant l’éloge final, avant les fleurs jetées dans le trou, avant les larmes, avant la terre, avant les accolades, avant les embrassades, avant les rires, avant les plaisanteries un peu gauche, avant les discours, avant les péripéties homériques narrées par un oncle en verve qui taira les engueulades toutes aussi nombreuses et homériques, mais bon, ce n’est pas le lieu… Le petit claquement résonne dans la pièce. C’est fait. Je ne m’en vanterai pas. Je garderai précieusement pour moi cette dernière image du père.
courageux.
Merci Danièle
Les objections mentales engendrent souvent des regrets. Courage, sans aucun doute. Et sans doute mal nécessaire.
Merci Perle. C’était irrépressible, comme une lame de fond.
la dire, l’énoncer, en mots, c’est en quelque sorte un soin que vous prenez de lui – merci de la confiance en tout cas (le jaune du drap m’a fait penser à celui où elle reposait, ses lisses cheveux blancs, là il y a quelques années – j’ai l’image, là, non loin – sans l’avoir prise)
Merci Piero pour la lecture et le partage de ce souvenir à peine esquissé. Oui, l’énonciation, car à l’intérieur je perds tout.
La force de ces deux paragraphes. La délicatesse et le courage sans doute.
Merci Nathalie, Vraiment touché.
.Oser l’image, voler un visage une dernière fois. Un début de réflexion où m’emmènent vos mots. Merci Xavier.