#Photofictions #02 | Extrémité du corps

4 avril 2022 – La photographe

L’extrémité de ma jambe. Ça s’appelle mon pied. Ça a forme de pied. Ordinaire. Pas le même que d’autres, mais ressemble. Accroché. Suspendu au bout de moi. Toujours avec moi, à me suivre, témoin impassible de mes erreurs de jugement, hontes, petites malhonnêtetés, etc. Pas franchement complice, mais globalement solidaire. A peu près fiable.

Je le photographie souvent. Pas qu’il me pèse, non, mais m’intrigue. Ne parle pas. Me regarde muettement, comme dans un film au ralenti.

J’aimerais le photographier de plus près. Souvent n’est pas possible. Demanderait contorsions irréalisables de mon corps. Ou pas ?

1/ Je prendrais une photo de la plante de mon pied, photo de très près, de telle manière qu’on lui voie à la fois la plaine plate de la plante et les empreintes digitales des orteils. Peut-être en repliant la jambe et me penchant légèrement en arrière… Semble instable. Mieux vaudrait s’allonger sur le ventre, s’asseoir à califourchon sur soi, au niveau du pli derrière les genoux, et viser la plante. Il faudrait un bon appareil. Du noir et blanc. De la classe.

2/ Je prendrais une photo du dessus des mes orteils, parce qu’ils sont poilus. Je voudrais la peau claire, nette à un endroit précis, l’arrière-plan très flou, lumineux, et les poils se détacheraient sur fond blanc, sombres et brillants comme des pattes d’araignées. Éclairage par panneau LED dirigé contre le mur blanc. Se tenir debout devant le mur et se coucher sur le côté, au sol, à côté de soi, en évitant le faisceau lumineux. Comme photographe de guerre, mais au calme.

3/ Je prendrais une photo du pli en forme de patte d’oie entre hallux et secundus. Photo de près, en me penchant, peut-être réalisable. Cadrer pour qu’on ne voie pas les orteils, seulement l’embouchure. Noir et blanc toujours. Avec les appareils qu’on a à la maison, peut-être réalisable, si je savais m’en servir, si j’avais la patience, d’apprendre…

25 juillet 2030 – Le regardeur

Il paraît que cette femme s’est prise d’obsession pour ses pieds. Elle les a photographiés pendant dix ans, d’abord avec un simple téléphone, puis avec du matériel plus perfectionné. Je suis toujours impressionné par ce genre de lubie chez les artistes. Le panneau au début de l’expo explique qu’elle a réappris la photographie – qu’elle avait pratiquée, très jeune, en argentique – pour parvenir à photographier ses pieds tels qu’elle le souhaitait. Je me demande en entrant quelle est la mesure de l’écart entre ce dont elle rêvait et ce qu’elle a réalisé. Il reste forcément un écart.

1/ On ne sait pas ce que c’est. Au premier plan, une étendue blanche, qui descend en pente douce et se charge de gris, évoquant une dune. Puis la plaine, désertique et qui montre les plis du terrain. C’est clair et lumineux, géologique. Au fond, à l’arrière plan, un amas de rochers lisses posés en vrac. Je distingue des courbes régulières à leur surface, comme les courbes de niveaux sur la carte.

2/ Au premier plan un parquet sombre et brillant. Le sujet est un orteil, de profil. Il se détache sur un fond blanc, flou, une couleur gris clair, un gris très doux, l’impression d’un blanc lumineux. La peau est très pâle. On distingue les pores au dessus du gros orteil, à l’endroit où poussent les poils, en broussaille. Contraste franc avec le fond clair : ils apparaissent en noir brillant, je pense à des pattes d’insectes morts.

3/ C’est une photo vue du ciel. Une embouchure étrange. La montagne descend, son dos grisâtre piqueté comme les pores d’une peau. Je ne vois pas de vallée, et tout à coup le fleuve se dessine, profond, noir, presque un canyon. Le cadre coupe l’extrémité des orteils, les ongles sont invisibles. Je ne trouve pas que ce soit la plus réussie.

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.

4 commentaires à propos de “#Photofictions #02 | Extrémité du corps”

  1. Bonjour Juliette
    Merci pour ces textes et pour cette belle photo.
    J’ai beaucoup aimé les descriptions des photos du regardeur et tout le travail sur les protocoles de prise de vues de la photographe.
    On est bien dans l' »extrême proche » dont parle François.

  2. Tout ce qu’on demande à nos pieds que nous connaissons si mal est suprenant. Les considérer d’un peu plus près grâce à la photographie est une démarche originale. On dit « bête comme ses pieds »et on a tort. Sans pieds , la verticalisation du regard est impossible. Sur la pointe des pieds , comme les enfants ou les danseuses, on voit plus haut la ligne d’horizon. Sur la plante, on arrime le ou la photographe. Quelle est la meilleure posture pour explorer son corps aux limites des contorsions possibles ? Le noir et blanc est beau pour en parler. Comment photographier soi-même un pied-de-nez virtuel ?

  3. tes photos de pied blessé, guéri, re-bléssé, re-guéri m’accompagnent depuis un moment normal de les retrouver ici en majesté. Beau sujet et je viens de comprendre la proposition de François, jamais trop tard pour la chouette. Merci.

  4. Bien sûr, toujours top tes expérimentations et ce que tu en livres. Je me souviens d’une vidéo, où l’artiste filmait ses pieds marchant et sa voix parlait de fourmi. Est-ce de toi ? La découverte que cela a été pour moi, tant d’audace et beauté aussi dans ce qui avait été écrit.