Ce que j’ai photographié. La petite enfance, l’adolescence. Ce que je ne photographierai peut-être pas. L’âge de femme ou de mère, la vieillesse.
Ce que j’ai photographié. Les gros plans du visage, l’œil, le nez, la bouche, jusqu’à l’appareil dentaire, les moues, les mimiques. Aussi la chevelure ramassée ou celle qui danse, qui lance ses longs filaments dans l’air, la nuque toujours émouvante dans sa pliure, le cou dans son essor, le glissement du soir sur la clavicule.
Et photographiées en pied, de face, de dos, s’approchant, les bras le long du corps, la main levée, saisissant ou montrant le chemin. La main, les ongles, longs de menace, et le poignet se cassant, et le coude replié. Personnage partiel ou entier devant l’objectif n’est pas personnage, mais mon propre sang qui pulse à la veine.
Ici, la pose est sienne, son idée, son désir. La mise en valeur de sa chevelure. Depuis qu’elle pose pour moi, elle s’affirme, pleine, entière acceptation de son corps, de son être, elle devient ce qu’elle est. Cette photographie est emblématique, exemplaire de ce qui se vit avec elle de création artistique. Le déclencheur est à dimension double. Elle sait donner le tempo. Elle sait guider la photographie, elle a acquis cette sensibilité. Ce qui se joue de part et d’autre de l’appareil, ce qui se noue entre elle et moi, ce qui se répond d’instinct.
Plongée, contre-plongée, qui impose au modèle et au photographe postures acrobatiques. Toutes les possibilités qu’offre leur corps. Toutes les torsions, les sauts, les arabesques, les étirements. Toutes les contorsions possibles. Allongées, accroupies, droites ou courbées, salies de sable ou d’encre, de terre, d’ocre, embellies de fleurs, traînant dans la poussière. Ce qui se dit faire corps. Avec les éléments, les paysages. Voltiges et vertiges. Et encore la silhouette au loin.
Jour ou nuit, couleur ou noir et blanc, nettes ou floues dans leur course ou leur immobilité. Des centaines de photos, celles qu’on hésite à jeter à cause d’un regard, d’un geste, d’une émotion qu’on ne saura pas retranscrire.
Celle-ci n’est pas ma préférée (techniquement mauvaise, mal réglée) mais c’est une des siennes, celle qui tisse ses secrets dans l’absolu de la danse, c’est par tendresse que je la choisis, elle plus qu’une autre, ce qui naît dans la complicité et la demande par elle formulée d’être immortalisée dans les postures qu’elle affectionne. C’est par amour seulement que je la choisis.
Signe le mouvement dans le flou même, l’extension du corps, l’effort, le muscle bandé, la légèreté, la souplesse, l’embellie dans le soir tombé. Ma dancing queen, la bien nommée.
Les gouttes d’eau sur l’épaule, les ombres d’un feuillage sur un dos, un flottement, une impression fugace, l’imperceptible de la lumière fuyante sur un morceau de buste ou sur un pied sur lequel on aurait zoomé. Un pied qui s’avance. Un pied qui découvre, va à la rencontre de la vie. Qui s’abîme au contact (pied pédillé ou pointe de danseuse).
Ajuste la focale dans sa fixité même sur le mouvement. Réglages compris, cadrage au plus près. L’extrême proche de la peau, presque à la toucher, à la sentir.
L’impalpable chair de ma chair qui s’ancre numérique, déployée, sensible, distanciée et pourtant présente, offerte dans cet instant qui fut. L’instant pulse son image, est une caresse, une pensée douce, un souvenir, une trace pour se souvenir.
L’intime se compte en pixels, des milliers pour retracer la joie. Celle d’un sourire, d’un espace parcouru seule ou à deux. Là où mon œil les couve, là où je les niche, au creux de mon appareil-photo, qui bat sur ma poitrine, tout près du cœur.
Celle-là, son abandon dans le plein soleil d’août, un balayage doux, une caresse. Elle tire sa force du rocher sur lequel elle repose, ses humeurs de pierre, ses joies de pure lumière, fille d’eau croît mieux en pleine nature. Se laisse manger par l’ombre et régurgiter par le rayonnement, née à elle-même chaque jour dans la nuit totale comme dans la clarté renouvelée du jour.
M’en voudront-elles ? L’impossible mère-photographe, les poses improbables, les longueurs, les courbatures, les lassitudes, les impatiences.
Pourtant, c’est là que se tisse un lien plus serré entre elles et moi, les inclure dans ce qui importe, ce qui est cher. C’est histoire de transmission et de partage, c’est histoire de se raconter des histoires. Se maintenir en équilibre entre l’imaginaire et le réel. C’est un jeu de funambules, elles, moi, au-dessus des mêlées du monde.
Tellement beau ce travail photos et textes et l’idée de la mère-photographe, qui pourrait juste être une métaphore. Qui l’est peut-être d’ailleurs. Merci.
La mère est souvent une mère-photographe au sens métaphorique, c’est vrai, mais la mémoire nous fuit de toutes nos photographies virtuelles, cérébrales, combien en restera-t-il ?
Merci pour ce commentaire qui ouvre des espaces.
un véritable voyage entre ces trois photos, ces trois corps photographiés, « enfantés » accompagnés par des mots presque murmurés
et ce dernier paragraphe, cette dernière phrase en suspens où je vous (te) rejoins : » un jeu de funambules, elles, moi, au-dessus des mêlées du monde.
merci Perle
Merci Françoise pour ce regard croisé (au-dessus des mêlées)