Je le sais, je l’ai mesurée plusieurs fois. Trente pas. La distance entre les deux platanes qui se trouvent dans la cour de récréation est exactement de trente pas. Je le sais mais, surtout, je garde le son et l’image. Ma cour de récréation, mes pas. Mes souvenirs.
J’avais l’âge qu’on a quand on va à l’école primaire. Entre six et dix ans. J’avais l’âge qu’on a quand on construit le monde à la dimension de ses pas. Deux platanes pour un côté du terrain de foot, trente pas de l’autre côté, contre le mur de l’école avec des cartables posés par terre pour matérialiser les coins. Entre, au milieu, d’autres cartables pour les buts. Un terrain de foot pour s’épuiser pendant la récré. Avant de penser à grandir.
Aujourd’hui, ça fait longtemps que je ne pense plus à grandir, j’ai l’âge qu’on a quand on va chercher son petit-fils à l’école. Ou pas loin. J’ai l’âge qu’on a quand on se met à douter de plein de trucs. Alors je re-mesure.
… vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six. Et encore, une moitié de vingt-six. Vingt-cinq pas et demi entre les deux platanes obèses que je retrouve dans la cour de l’école.
Je sais ce que vous vous dites, je vous coupe tout de suite. Non, cela n’a rien à voir avec la longueur de mes pas.
Je ne me souviens plus quand j’ai réellement commencé à avoir des doutes. Depuis que je suis devenu adulte. Sans doute. J’ai passé plus de temps de ma vie à avoir des doutes que sans. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond entre les distances, les souvenirs, l’espace et le temps. Quelque chose qui altère la réalité. Est-ce le temps qui dilate l’espace ? Ou le contraire ? Je n’ai pas besoin de me regarder dans un miroir pour me rendre compte que le temps a dilaté mon visage, mon corps. Aurait-il aussi dilaté mes souvenirs ?
J’ai noté sur un papier les vérifications que je dois faire afin que ces doutes se transforment en certitudes.
Liste des trucs à vérifier
- la distance entre le bout de la rue (la boulangerie) et la maison des parents
- les dimensions de ma chambre quand j’étais enfant
- la taille de la banquette arrière de la Simca 1300 des parents
- la longueur de mes doigts de pieds
- la hauteur du clocher de l’église où les parents me trainaient à Noël
- la hauteur de la lune dans le ciel
- la différence entre ma taille et celle de mon père
- l’arête de la porte des WC où étaient inscrits, chaque premier de l’an, les tailles de mes quatre frères et soeurs ainsi que les miennes
- la hauteur du barrage où j’ai plongé à quatorze ans
- la superficie de la cour de récréation de l’école
Je sais que certains items seront particulièrement difficiles à vérifier. La différence entre ma taille et celle de mon père, par exemple. Si, de mon côté, j’ai grandi, il n’a jamais cessé de rapetisser. Jusqu’à atteindre la taille d’un homme allongé dans son lit, juste avant sa mort. Pour la longueur de mes doigts de pieds, autre exemple, il ne fait aucun doute qu’ils ont grandi à la même vitesse que mes yeux. Quant à la lune, elle fait ce qu’elle veut. Elle monte, elle descend. On ne s’intéresse l’un à l’autre que quand on a quelque chose à se dire.
Entre le coin de ma rue, là où se trouve la boulangerie, et la maison des parents, il doit y avoir environ cent-cinquante mètres. Avec des jambes d’enfant au retour de l’école, après avoir passé la journée en classe, j’ai estimé la durée pour effectuer ce trajet entre quatre et cinq minutes. En prenant mon temps. Dans mes souvenirs, parce que je n’ai rien d’autres que mes souvenirs pour tenter une comparaison, je mettais au moins vingt minutes. Une demi-heure le plus souvent. Je suis retourné dans cette rue, j’ai refait le trajet et je me suis chronométré.
Il n’y a pas que le temps qui s’est dilaté à cet endroit, il y a aussi les couleurs, la lumière, les odeurs. Si la boulangerie est toujours là, pas sûr qu’ils fassent encore cuire du pain là-dedans. Ça ne sent rien d’autres que la rue, les voitures, les gens qui passent. Dans mes souvenirs, les maisons qui bordaient ce trajet étaient grises mais de la lumière et des couleurs jaillissaient des fenêtres. Lorsque j’y suis retourné cinquante ans plus tard, c’était le contraire. Les façades étaient peintes de couleurs claires et propres mais aucune vie ne transpirait des fenêtres. Même ouvertes.
J’avais un copain qui habitait au tout début de la rue. Il avait une chouette dans une cage et j’allais souvent prendre de ses nouvelles. Le jeudi, on allait chercher des orvets près de la rivière plus bas pour nourrir l’oiseau. À côté, un copain de mon grand-frère était toujours sous une voiture à essayer de la réparer. Il me demandait de dire à mon frère de venir le rejoindre pour l’aider. Je crois que j’oubliais de faire la commission le plus souvent. Il faut dire que trois portes plus loin, au rez-de-chaussée, une dame un peu âgée faisait des confitures et de la pâte de coings. Pas pour elle, pour les enfants du quartier. Pour moi, donc. J’ai encore au coin de mes lèvres le goût du sucre.
En cent-cinquante mètres, vivait une grande partie de mon écosystème d’enfant. C’est la raison pour laquelle je mettais une demi-heure à les franchir. L’évidence, pourtant, ne peut effacer une question qui nourrit mes doutes : où est passé tout ce temps que j’ai perdu en vieillissant ?
Lorsque j’avais quatorze ans, on allait souvent se baigner dans la retenue d’eau d’un barrage. C’était interdit et, donc, c’était l’un de nos passe-temps favoris durant les vacances d’été. Nous avions l’âge où pas grand chose ne nous arrête. Par défi, par pari, par fierté. Un jour, j’avais sauté du haut du barrage pour plonger dans l’eau verdoyante. On y était tous passé, aucun de nous ne s’était défilé. Je me souviens que lorsqu’on touchait l’eau, on prenait une telle claque qu’elle nous assommait à moitié. Mais je ne me souviens pas d’avoir eu peur avant de sauter. De l’appréhension, mais pas de peur. Je suis retourné à cet endroit. Lorsque j’y suis arrivé, je me suis d’abord demandé si je ne m’étais pas trompé, si je n’avais pas mélangé dans ma tête plusieurs souvenirs comme cela arrive parfois. Il n’était pas possible que j’ai plongé depuis le haut de ce barrage. On avait dû le rehausser, on l’avait modifié pour qu’il soit plus haut. Ou alors, le niveau d’eau avait considérablement baissé. En y regardant de plus près, en examinant l’état des berges et les lignes que trace l’eau sur les rochers, je reconnaissais le paysage de mon enfance même si l’eau était grise. Le temps, un demi-siècle, avait simplement élevé cette hauteur. Il avait rajouté là les pas que ma cour de récréation avait perdus. Il avait aussi volé la couleur de l’eau.
Ce soir, j’irai parler à la lune.
Photo de Luke Stackpoole sur Unsplash
Un texte de rememoration d’enfance parmi les plus sensibles que j’ai lu, la dystopie impensable mise en mot, magnifique,
Bonjour JLuc
Belles allées et venues en enfance et retour.
Merci pour ton texte touchant !
Le temps du récit, cet imparfait qui permet de remonter le temps, et ce futur salutaire à la fin. Merci pour ce beau texte, son rythme, ses images.
« Le temps, un demi-siècle, avait simplement élevé cette hauteur. Il avait rajouté là les pas que ma cour de récréation avait perdus. Il avait aussi volé la couleur de l’eau »
Tout s’explique avec la poésie du temps ! Merci Jean-Luc
« Je n’ai pas besoin de me regarder dans un miroir pour me rendre compte que le temps a dilaté mon visage, mon corps. Aurait-il aussi dilaté mes souvenirs ? » Cette image du père qui rapetisse et des orteils qui s’allongent… merci pour ces chemins de mémoires
hello JLuc,
enfin prendre le temps et saisir la distance entre les deux platanes de ta cour de récréation, mais j’y pense, les arbres ont dû prendre de l’ampleur même si tes foulées n’ont pas grandi avec la croissance de tes jambes…
toute cette matière qui s’épanche à propos de l’extrêmement proche… et pourtant éloigné dans le temps déjà
Merci Catherine, Fil, Betty, Marie, Nathalie et Françoise pour vos commentaires si précieux. Le temps ne dilate pas mes remerciements. Ou plutôt, si : il les rend encore plus grands.