Cette photographie, ma préférée. Je me souviens à peine de ce visage, ou plutôt de cette époque, j’aurais voulu la photographier encore, j’aurais voulu retrouver cet abandon. Dans l’appartement de Bastia un matin, des murs clairs, des meubles en bois d’érable massif, miellés de cires, volutes de fumée, son visage, celui du matin. Elle allumerait sa cigarette, dans ce geste retrouver tous les matins depuis que je me souviens d’elle. Un jour de baptême dans une robe longue et merveilleuse, une robe dos nue et mauve à fleurs géantes et colorées, son visage se retournerait vers l’objectif, elle sourirait, autour on reconnaitrait des amis. Elle écrirait assise sous la lampe, appliquée, en appui sur le cuir vert du secrétaire à serrure, une lumière poudrée, une cigarette dans la main qui n’écrit pas. La trace de ses lèvres sur une tasse à café, au fond de la tasse un jus brun collant, elle prenait deux sucres dans cette tasse minuscule. C’est l’été, nous serions assises côte à côte, absorbées dans une conversation, ignorer — ou feindre de — le photographe, on aurait peut-être utilisé le retardateur. Je me souviens de ce moment, de la tension, cet été là elle était souvent de mauvaise humeur, agacée. Aux arrivées de l’aéroport de Bastia Poretta, elle serrerait dans ses bras une de ses petites filles, leurs joues écrasées, elle regarderait l’objectif. Devant la défaite du visage vieilli, sa colère — elle a déchiré l’image, j’étais horrifiée. Sa silhouette quand elle marche le long de la mer sur la plage de la Marana, en presque contrejour, rapetissée comme une enfant dans la perspective. L’image est immobile — pourtant dans l’incertitude des contours de son corps brûlés de lumière, je retrouverais sa démarche. Dans la cuisine illuminée du soir, alors qu’elle roulerait la graine à la main — elle, ni Algérienne, ni pied-noire — son couscous c’est le kabyle, J’ai appris là bas, la main séparerait les grains dorés de beurre, le flou de la cuisine dernière. La chambre aménagée pour ses petits enfants à Bastia, photographiée à hauteur d’enfant, les pieds du lit en osier tressé sur la tomette. Attendre qu’au travers des jalousies la lumière vienne éclairer la main recroquevillée près de son visage endormi, autour laisserait voir le silence. Les bagues accumulées sur la main de porcelaine. La petite bergère en biscuit, les yeux bleus les joues roses, entre ses mains le panier orné de roses fragiles où s’accumulent des bijoux de pacotille. Le porte photo en forme d’arbre, l’ovale imparfait des découpes des portraits dans les médaillons suspendus. Une nature morte, l’intérieur d’un tiroir où sont rangés des sous-vêtements, le contraste de la bretelle poudrée d’un soutien-gorge sur le fond acajou du tiroir, la brillance synthétique sur le bois mat, déjà je ne me souviens plus de la plupart de ces vêtements. Cette photographie, ma préférée, dont j’ignore qui l’a prise, qui n’est pas tout à fait celle du visage de ma mère tel que je m’en souviens, dans la distance qu’elle met entre nous, réveille un sentiment difficile, l’immense envie de la consoler.
bien consciente d’être à coté, tout en étant dans l’extrême proche
Bonjour Caroline
Merci beaucoup pour ce beau texte très touchant !
merci Fil, vous me bluffez toujours à aller lire et commenter chacun.e… hésitation à replonger dans l’autobiographie, à croire que ne sais faire que ça
l’à côté de l’extrême proche je l’entends – il appelle fort : « dans ce geste retrouver tous les matins … » et c’est grandes douleur et consolation.
Merci Jacques, très touchée par ce retour.
Cet extrême proche me touche.
Merci Caroline pour cette émotion où le texte retisse le portrait de votre mère que vous auriez tant « voulu (la) photographier encore » et encore…
lutter contre l’oubli, là où photographie et écriture se rejoignent souvent, merci Michèle
c’est dû à l’île cet abandon, tu ne crois pas ?
cette photo prise il me semble boulevard Bessière, au delà d’un territoire cet abandon que je cherche, mais à creuser
cette photographie dont j’ignore qui l’a prise Qui ne ressemble pas et rapproche encore, celle qui fait creuser la mémoire et chercher plus profond sous l’image. Celle qui donne une image un peu à côté et libère de l’oubli, l’image des mots
oui, merci Nathalie pour ces mots qui ouvrent
Tu as une capacité extraordinaire de faire ressurgir le passé. Chaque détail prend sa place exacte dans le texte et lui donne une couleur unique. Beaucoup aimé !
Merci Helena, et pourtant chaque fois qu’on renvoie à cette capacité je me demande comment passer à autre chose
Je te comprends si bien ! Mais il faut laisser le temps et après détruire pour recontruire, comme dit Mauvignier et aussi Duras.
et ne l’avais pas vue et pas lue
un visage toujours jeune et ouvert mais avec la réserve qui met une barrière invisible au delà de laquelle ne pas aller
C’est très beau, myriades d’émotions. Peu importe que ce soit — ou pas — « à côté ».
Ben on s’en fout, nous, que tu sois passée à côté ou pas de la proposition. Me suis même pas posée la question d’ailleurs. On est heureux encore de la retrouver. Tu lui as donné posture d’héroïne maintenant. Si elle réclame encore un peu la place, c’est que ça doit être. Nous on ne s’en lasse pas. Photo sublime en sus. Merci, Caroline.
J’ai oublié aussi : très adapté le processus du conditionnel et la force que le texte en tire. Bravo.