Si j’étais un passe-muraille je franchirais le grand portail de bois de la maison familiale près de l’étang de Thau, en face de Sète, dans un village entouré de vignes. Maison vigneronne ne m’appartenant plus depuis longtemps. Le portail n’a pas changé. Un détour par Google Earth donne à voir façade et portail. Mais j’en serais déçue. À l’intérieur tout a été réaménagé, alors se souvenir, se souvenir encore de l’espace situé juste derrière le grand portail.
S’empresser de restituer l’atmosphère, les odeurs, les lumières et les ombres, de collecter dans la mémoire les objets, les espaces, les personnes qui y vivaient, aucune photo disponible prise dans ce lieu. Travailler avec leurs seules empreintes, s’empresser de retrouver encore
Reprendre la mesure de cet espace, la maison est grande, et le rez-de-chaussée nommé « magasin » dans cette région est immense. Il ne s’agit pas d’un antre commercial mais d’une sorte d’atelier large et profond, où travaillait souvent le grand-père Pierre où s’engouffraient le cheval, la charrette pour rejoindre l’écurie située tout au fond. Réaliser des prises en plan large puis zoomer sur des détails, reprendre la mesure encore
Resituer chaque élément, à gauche en entrant l’établi, avec tous ses outils soigneusement rangés sur des étagères au-dessus, où régnait un désordre indicible sur la partie basse, morceaux de bois, de caoutchouc, gamelles et vieilles chaussures de travail, sur le côté droit la meule fixée dans le mur, gros plan, resituer chaque élément encore
Repérer à droite la porte avec sa chatière qui donnait l’accès au premier étage, aux pièces habitées et au grenier, repérer encore
Préciser que ce magasin lieu de passage conduisait à l’écurie située tout au fond près des foudres à vin à l’époque désaffectées. Ces grandes cuves attisaient la curiosité, il suffisait d’ouvrir la valve d’entrée de s’approcher et de ressentir des odeurs de vin d’imaginer des présences étranges vivant à l’intérieur. Les bruits singuliers qui parfois en émanaient ne le contredisaient pas, préciser encore
Observer tout devant la charrette et à proximité les comportes en bois cerclées de fer toujours prêtes pour les prochaines vendanges, les bonbonnes en verre, les maillets, observer encore
Recenser les cruches en terres nommées plongeons, ceux que l’on enterre sous une souche pendant les vendanges pour maintenir l’eau fraîche, recenser encore
Localiser le cagibi secret, interdit aux enfants, rempli de bouteilles de vin plus précisément de muscat fait par Pierre dans son petit pressoir. De nombreuses toiles d’araignées en protégeaient l’entrée. Le pressoir pour le muscat posé à la gauche du placard, localiser encore
Ouvrir les portes grinçantes du placard : à l’intérieur assiettes, tasses, verres et casseroles en aluminium, bougies et lampes à pétrole, ouvrir encore
Évoquer juste en face une petite table et quatre chaises en paille utilisées seulement l’été pour jouir d’une température agréable, photographier le dessin gravé sur la table, évoquer encore
Montrer la cheminée avec les pots de câpres cueillis avec la grand-mère Maria le long du chemin entouré de murs en pierres surmontés de grenadiers d’un côté, de l’autre de câpriers, montrer encore
Attraper le panier en osier et se sentir si près d’aller cueillir les figues, le matin bras dessus bras dessous avec Maria traversant le village, atteignant une vigne appelée la Polombière, là où se nichait un renfoncement presque une grotte dans laquelle la famille se réfugiait pendant la guerre lors des bombardements. Cueillant avec délicatesse les plus belles figues de cet arbre la moitié du tronc enfoui dans le mur de pierres et offrant une ombre réconfortante, attraper encore
Bien voir la porte de l’écurie, le grand coffre à grains d’avoine, la pelle réparée moitié métal moitié bois, le cheval gris qui adorait les écorces de melons, bien voir encore
S’inquiéter pour les mains ridées et crevassées de Pierre, se rassurer en voyant la petite fiole d’huile de glycerine salvatrice, s’inquiéter encore
Grimper au-dessus de l’écurie et parcourir le petit appartement pour les vendangeurs espagnols, parcourir encore
Humer l’odeur singulière d’humidité créée par le sol en terre compacte et lisse, noire et luisante certains jours, mêlée à celle des comportes imprégnées des sucs de raisins, de l’avoine et du cheval, humer encore
Ne pas oublier le puits situé au ras du sol, couvercle en pierre muni d’un anneau en fer. Interdiction formelle de s’en approcher lorsque Pierre l’ouvrait. Lieu de peur et de fascination conduisant au centre de la Terre et au contact des fantômes qui rôdaient la nuit, ne pas oublier encore
Décoder les messages occultes dans l’assemblage de taches sur les murs, failles, plis, interstices et toiles d’araignées, décoder encore
Revoir les scènes de repas et la tendresse infinie des échanges, revoir encore
Entendre les voix assourdies de Pierre et de Maria, entendre encore
Franchir ce portail mentalement sans référence à des photos absentes ou égarées c’était choisir de retrouver un chemin enfoui sous la poussière. Impression d’une roue qui tourne, d’un temps non linéaire et d’un arrêt sur image. En capturant comme avec un lasso les pièces d’un puzzle, en ajoutant des éléments qui en appelaient d’autres, une chaîne sensible s’est constituée. Tout résonne dans la tête, se superpose, se métamorphose en sensations douces, mélancoliques. Poser des mots-images c’est redonner une visibilité à tous ces objets, situations disparus et témoins de la banalité d’une vie simple, c’est reconstituer un monde en miniature. Et ce n’est pas un musée. Plutôt une sorte d’écriture pictographique dans ce « magasin », des caractères agencés, des photographies fantômes de ce lieu qui n’a conservé que son portail d’origine. Une des pierres d’une fondation mentale, un pilier solide, toujours présent même dans son silence.
on a l’impression de voir cette petite, là
en tout cas figues raisins câpres vin : que de saveurs… (j’adore)
Salut Piero, merci de ton passage,
tout sera toujours là
avec toi, on s’empresse de retrouver encore, on reprend la mesure, on discerne chaque élément, on n’hésite pas à observer, recenser, et puis saisir, humer, on n’oublie pas les mains de Pierre et l’odeur des habits de Maria
il y avait donc des grenadiers et des câpriers sur les chemins là-bas
beaucoup aimé le rythme de cette évocation, forte et douce à la fois…
oui j’ai essayé de traduire le rythme et les exigences de mon regard intérieur.
surprise d’avoir tant retrouvé et d’en être bouleversée.
merci chère F. de ton écho.