On revenait à Marseille pour une semaine, c’était l’automne, on avait loué un appartement sur la corniche Kennedy, à la sortie de l’anse de Malmousque, face à la mer, avec une de ces loggias vitrées qu’on trouve souvent par ici. On n’avait pas imaginé que ce serait un tel saisissement, une telle lumière, ni que le Frioul serait juste en face. L’idée d’une série photographique s’est imposée d’emblée, avec pour seule intention saisir les mouvements du ciel, les changements de lumière sur la mer, faire le plus d’images possibles dans les temps vacants. Dans la véranda il y a une table haute, l’appareil entre les mains j’y pose mes coudes, je cadre. Ce n’est pas le cadre idéal, la proportion de mer est trop importante, l’archipel un peu coincé sur les bords, l’horizon disparait derrière les îles. Pourtant je me refuse à réduire la focale, à reculer la table trop lourde, à surélever l’appareil, je renonce à composer davantage, je fais glisser la baie vitrée et prends une première photo. Durant la semaine que dure le séjour je fais environ cent cinquante images, je déclenche, jusqu’à trente fois par jour. Les premiers jours il pleut beaucoup, je me réjouis d’être prisonnière de la loggia, de la table haute, de mon 50 mm. Quand finalement le temps se lève, nous invite aux promenades en famille, quand nous marchons dans la ville, je pense à la véranda, la chaleur qui s’y accumule, la table haute, aux îles qui m’attendent, il m’arrive de précipiter certains retours pour saisir la lumière dorée de fin de journée, le déploiement des nuages au-dessus du couchant. Et le vol des oiseaux de mers, les ombres, les passages des ferries, le nageur imprudent, la nuit — le temps s’écoule, je ne cherche pas à l’arrêter. J’ai mémorisé la hauteur de l’horizon, je sais où s’installent phares et balises. Si je me réveille dans la nuit je m’approche de la table, reprends le rituel, faisant glisser silencieusement la baie pour ne réveiller personne, tentant de discerner les masses des îles pour respecter le cadre. Dans la répétition du geste, l’immobilité du cadre, un espace s’ouvre, un flottement, j’accueille d’autres images, d’autres paysages, les souvenirs viennent s’imprimer sur une matière qui se dérobe, j’écris.
lire ici Face mer pour la revue DIRE
Bonjour Caroline
Super description du dispositif de capture d’image.
« Face mer » est un très beau moment de lecture et de contemplation.
Merci !
Bonjour Fil, et merci, avoue une petite paresse d’avoir choisi ce moment là, mais il s’y est opéré un vrai glissement, que j’ai tenté d’éclaircir
« sur une matière qui se dérobe j’écris » c’est beau
Quelque chose de cet ordre, oui, merci Nathalie
et voilà… bon pourrais pas même ou aussi bien et pourquoi le vouloir d’ailleurs mais avec vous et Nathalie (et Piero que m’en vais lire) me voilà motivée pour demain si rien n’arrive 🙂
même si je n’ai pas le Frioul dans la lumière
J’attends avec impatience !!!
Encore un très bel imparfait en ouverture, que je les aime !
Super récit, tu trouves vraiment ton équilibre dans cette écriture-là, et nous on se régale.
ah ce « encore » qui soudain me fait douter, ce serait pas un tic cet imparfait ?
ah oui tellement merci Caro
si douce et si impérative à la fois cette urgence dont tu nous parles à appuyer sur le déclic autant de fois que possible, à multiplier l’image dans le temps
ton texte est superbe, rien de trop, il nous embarque
Merci Françoise, pas vraiment cherché à embarquer, mais ça a été une forte expérience cette prise de vue/écriture
Whaouh !
L’effet Frioul 😉
Tu partages la belle intériorité de l’obsession serielle, quand le coeur et le cerveau voyagent ensemble,