Des lampions sur des fils disposés en étoiles sont tendus entre les arbres et disparaissent derrière les feuilles. Les bannières triangulaires qu’on imagine pleines de couleurs demeurent immobiles, témoignant d’une absence de vent. Les parasols encore ouverts malgré la nuit jouent avec leurs franges. Sur le côté, une grande porte vitrée est ouverte, offrant une large vue sur la terrasse de l’établissement et sur la place. La partie inférieure de la photo est peuplée d’hommes et de femmes. Au premier plan, les personnes sont assises autour de petites tables rondes sur lesquelles sont posés des verres pour la plupart vides. Une cuillère dépasse d’un verre d’absinthe. Tout devant, une bouteille en verre avec un siphon accompagne un verre rempli d’eau de Seltz. Les gens discutent, fument, boivent. Un peu plus haut, on devine les danseurs, serrés et sérieux. Entre les deux, une serveuse essaie de se frayer un chemin avec un plateau vide à bout de bras. Exactement au centre de la photographie, entre les franges des parasols, on devine un pianiste de trois-quart dos, chemise blanche, foulard sombre autour du cou, cigarette à la bouche (il tourne la tête sur le côté). Ses contours sont un peu flous.
Je ne suis pas un grand habitué des bals du 14 juillet. Je n’aime pas vraiment ces soirées, à vrai dire. Ce que j’aime dans la nuit, c’est ce qu’elle suggère, ce qu’elle ne montre pas. Le soir du 14 juillet, c’est la journée qui s’étire tant il y a du monde dans les rues, comme sur cette place de la contrescarpe. La nuit nous trouble et nous surprend par son étrangeté, elle libère des forces en nous qui, le jour, sont dominées par la raison. Un bal du 14 juillet est dominé par la raison. Les gens sont attablés pour boire, ils sont debout pour danser, ils circulent dans les rues pour rentrer chez eux. Je n’aime pas le 14 juillet mais j’aime bien les petits matins du 15 juillet.
Je n’ai pas marché longtemps depuis mon hôtel à Montparnasse. Comme tous les soirs, j’ai emporté mon Voigtländer pour marcher dans les rues. Je passe mes nuits dans les lieux que je photographie. Je suis en quête de l’unique. Photographier autour de chez soi est sans doute la meilleure manière de développer une imagerie unique.
Hier après-midi, j’ai eu une discussion animée avec Alexander Calder. Mes amis surréalistes sont tous les mêmes, ils ne comprennent rien à ce que je photographie. Ils considèrent mes clichés comme surréalistes car ils révèlent un Paris fantomatique, irréel, noyé dans la nuit et le brouillard. Je lui ai dit que je ne cherchais qu’à exprimer la réalité car rien n’est plus surréel. Il n’a pas compris. Ce n’est pas moi qui suis surréaliste, c’est la nuit. J’aime les prodiges de la nuit que la lumière contraint à se manifester. J’aime cette réalité. Je lui montrerai cette photo, peut-être comprendra-t-il ?
Henry Miller m’a dit l’autre soir que j’étais l’oeil de Paris. Il m’a dit que je possédais ce don rare que tant d’artistes méprisent : une vision normale. Je lui ai répondu qu’il devrait dire ça à Calder, à Hayter, aux frères Prévert. Il a souri.
Je ne sais pas si ce que je photographie pourrait être peint. Je me pose souvent la question. Lorsque j’étais aux Beaux-Arts à Budapest, je me souviens des propos de Mattis-Teutsch sur l’expressionnisme. Plus tard, à Berlin, quand Moholy-Nagy m’a parlé d’Hausmann et du dadaïsme, la photo est devenue une évidence. C’est drôle de dire ça, la photo est devenue une évidence. Elle l’est redevenue, devrais-je dire. La photographie, c’est la conscience même de la peinture. Elle lui rappelle sans cesse ce qu’elle ne doit pas faire. Mais j’y reviendrai, je le sais.
Ce soir, je photographie le jour. J’aimerai qu’Atget soit à mes côtés. C’est lui le véritable photographe de Paris. Voilà cinq ans qu’il est mort. Dans la misère. Il possédait tout le vieux Paris en 18/24. Il possédait surtout sa poésie. Je ne suis rien d’autre qu’une goutte de sang qui coule dans ses veines. C’est lui qui disait qu’il n’y a rien de plus mystérieux qu’un fait clairement énoncé. Regarde ce cliché, tout y est clair. Les gens attablés sur la terrasse du bar, les danseurs, la serveuse, le joueur de piano, les lumières, les parasols. On entend la musique même. Tout est si clair, tout est tellement mystérieux.
waouh, cette première proposition, c’est déjà comme un feu d’artifice ! Merci pour ce texte
Avec le bal du 14 juillet, il fallait bien quelques pétards. Merci Laurent.
Bonsoir JLuc
Quel talent !
Faire parler Brassaï… et on y croit !
Merci.
Un peu intimidant de faire parler Brassaï, effectivement. Heureusement, dans le domaine de la fiction, tout est possible. Mais le plus dur, sans aucun doute, c’est de permettre d’y croire. Merci Fil.
Bonjour Jean Luc,
J’aime le coté analytique de l’analyse d’image et la tempête d’émotions et de doutes ensuite, d’intelligence et d’idée embrouillées, bref, j’aime ce qui s’ouvre,
Côté idées embrouillées, j’ai ce qu’il faut en magasin. Merci pour ton retour, Catherine, j’aime que tu aimes ce qui s’ouvre.
C’est Comme un petit air de Barrico avec cette idée là…
Faudrait que j’aille explorer. Merci Marion.
j’aime beaucoup cette plongée dans la galaxie du 14 juillet. Ça fête et ça vit ça bruit dans tous ses états.
Tu as raison, moi aussi j’aime bien. Il y a un paradoxe à figer dans un instantané un lieu animé et bruyant. Et pourtant, tout est là pour qu’on voie le mouvement et qu’on entende la musique. Merci Jacques.
La photographie est la conscience de la peinture… je note ça. Surtout dépourvu de toute conscience quand je peins, ça peut servir. A noter aussi l’expression « vision normale » à laquelle j’adhère. Sans quoi on ne distingue effectivement rien du tout de l’extraordinaire enfoui dans banal. Quant à trouver l’unique en photographie j’imagine assez que c’est comme pour le trouver en peinture, c’est à dire refaire le même, la répétition, jusqu’à ce qu’on puisse le voir.
Les propos que tu cites sont exacts, ils sont attribués à Brassaï et à Miller. Là où la fiction entre en jeu, c’est qu’ils n’ont pas été formulés dans le contexte de ma narration, je les ai disposés là avec, néanmoins, un sincère souci de plausibilité. J’aime cet exercice d’écrire sur un personnage réel et de lui inventer une histoire qui, dans la mesure de mes connaissances (je ne suis spécialiste ni de peinture, ni de photo, ni de cette période d’entre deux guerres), pourrait avoir été vécue. Je ne cherche pas le vrai, je cherche le plausible. Ce que dit Brassaï au sujet de la peinture, lui qui a aussi été peintre, est éclairant pour moi.
Oui c’est idée de vision normale m’a aussi frappée. Bon lancement en fanfare pour vous, j’applaudis à deux mains ce découpage de la photo, (qu’on la regarde nom de D…!) et ce monologue qui l’accompagne, oui, on y croit