Placés en rang d’oignons, épaule contre épaule, tous dans une position identique, droits comme des i, regard fixes, face à la caméra. Il faudra quand même trois files : un premier rang assis, un deuxième debout et le troisième, monté en équilibre, sur un banc branlant. Aucune vulnérabilité sur ces visages impassibles, on contrôle tout ici : les vêtements choisis depuis belle lurette, les cheveux lavés le matin même, la coiffure qui a demandé plus de temps que d’habitude. Certains ont même sorti la chemise, la manucure. On fixe la caméra d’un regard neutre, on lui offre le même sourire convenu. On tire sur son pull, on ravale un geste, ne pas faire de vague, se ressembler. On compte jusqu’à trois et c’est fini.
Penser que mon visage restera gravé là pour l’éternité. Il sera là, à la merci de toute une génération. Comme chaque année, il sera imprimé dans le Yearbook et offert à tous les élèves. On retrouvera nos têtes sur les pages froissées de types qu’on ne peut pas sentir, on nous aura dessiné une moustache sur celui d’une peste de deuxième année. Va savoir les idées bizarres des tarés qui auront accès à mon visage, ma poitrine, mes jambes croisées devant moi. Et encore penser qu’ils pourront y retourner plus tard, se repaître de mon visage sans mon accord. S’en gaver pour des siècles et des siècles. Sans que je puisse lever le petit doigt. Je n’aurais rien à en dire. Je ne le saurais même pas.
Si au moins j’étais à côté d’Adèle, mais le photographe nous a séparé sous prétexte qu’on n’a pas la même taille. Et me voilà toute ratatinée sur le devant de la scène alors que j’avais tenté de me cacher derrière. Mes cuisses étalées sur la chaise en plastique, sur la place publique, quoi, mes bras croisés sur mon ventre rentré, je bloque ma respiration. Cette année, je ne souris pas, c’ est la seule manière que j’ ai trouvé pour répondre. Pour montrer que je ne suis pas d’accord à ce que tout le monde ait accès à ma tête. Si je pouvais sortir du cadre, enlever mon image. Mais bordel, qui êtes- vous pour disposer à l’envie de mon image ? J’aimerais tellement disparaître.
Le point de vue de la narratrice, d’être gravé pour l’éternité, sans savoir ce qu’en feront les personnes qui nous suivront, est très intéressant, inspirant. Merci