Elles riaient quand elle leur disait qu’elle allait au bout du monde. Ce qu’elle préférait c’était la rouille. Parfois elle en trouvait au bord des prés ou au fond de la forêt. Une vieille carriole abandonnée par des bucherons, ou bien sur des fils de fer barbelés. Elle ne savait pas pourquoi la rouille. Sait-on expliquer ce sentiment d’amour pour cette couleur brun-rouge, résultat d’une oxydation lente, une matière friable et rugueuse qui recouvre les objets en fer laissés aux prises de l’air. Elle ne savait pas tous ces mots techniques, chimiques, elle ce qu’elle voyait c’était la considération du temps qui passe. Elle l’aimait la rouille, l’eau qui la fabriquait dans les baquets laissés dans les prés au milieu desquels étaient plantés des piquets. Au bout du monde elle l’avait vue, celle aussi qui trempait dans l’eau, sur la coque des bateaux, elle en avait vu partout de la rouille, partout la même, sans frontière, il n’y a pas de frontière pour la rouille. Les usines désaffectées, sans employés, sans patrons, les usines du silence, les châteaux hantés de l’industrialisation, elle les admirait, les regardait, les contournait jusqu’à trouver leurs trésors entassés, elle en avait l’émotion au ventre devant tant de couleurs mélangées, le bleu, l’orange, ajoutés en aquarelle, le vert-de-gris, elle se sentait propulsée comme dans une musique de Puccini, émotion indicible, respect. Elle leur rendait hommage sur le papier glacé, œuvres d’art patinées par le temps, dentelles oubliées, incantation d’une liberté retrouvée. Elle était au bout du monde. Les rires s’estompaient.
2018 Ensemble Hiver Complexe industriel Périphérie Vestige Perthois
Beaucoup de charme et de poésie.
Merci Perle.
C’est étrange, cette appel à la substance, la rouille, qui est sans conteste celle du bout du monde. Entre rêves et souvenirs, c’est bien de voyage dont il s’agit. Merci Marie.
Oui très étrange. Merci Jean-Luc.
Comme si le voyage, ce bout du monde qu’on cherche, n’était pas géographique, mais au creux (à la surface creusée) de la matière, dans une chimie qui est une intimité — métamorphose ?
Oui sûrement, peut-être.. En tout cas elle me plaît cette explication à approfondir et j’aime bien tes mots pour me l’écrire. . Merci Christophe.
plaisir de vous lire
voir autrement ce qu’on laisse de côté, au rebut, ici la rouille est flamboyante, invite à la découverte et au voyage
Oh merci Huguette pour votre lecture bienveillante. Bonne journée.
J’adore cette idée de convoquer le travail industriel, et tout un univers naturel, au moyen de la corrosion d’une matière.