Je ne sais pas pourquoi je te regarde, pourquoi je me retourne sans cesse sur toi, le balancier des bras, un léger pivotement des épaules, le petit buste si fin, son souffle haché menu, le visage doux et bancal, penché de côté, la bouche entrouverte hantée d’ailleurs, le pas traîné qui fait dériver le corps comme une corde sortie de l’eau, un cordage de bateau qu’on arrime avec effort à la quille sur le quai, je vois tes deux yeux doubles, floutés par l’intense fatigue qui marche en toi dans un écho de baleine, se frayant un lourd passage dans la chair, survient jusqu’à la surface de la peau, ce long écho de plainte arrive à la hauteur de la peau et fait des sillons sous les paupières, tu les rabaisses presque à les clore tout à fait, mais quand je te regarde comme je ne peux m’empêcher, comme tu le sais, tu te mets soudain à vivre : tu te redresses, tu reprends du souffle – celui qui se prenait pour une forme d’apnée au fond du sternum, tu es si douce avec les autres, pourquoi ces nœuds dans le ventre, parfois cette colère contre toi parce que tu n’as pas su exister suffisamment, et dire, dire tel qu’il faut dire correctement les choses, parce que tu n’as pas le small talk agile, ta voix bifurque, ne saisit pas les mots justes, en prend d’autres – les plus rares et qui détonent dans la conversation, ta langue a de ses fourches… alors tu prétextes une fièvre, un mal de gorge, une otite qui assourdit – tu t’en veux toujours. Alors quand je te regarde, tu as ce mouvement du cou, du corps, c’est un petit geste aussi splendide qu’un mouvement de mammifère dans l’océan, c’est comme si tu t’apprêtais pour une photo que j’aurais prise à l’instant, et cet effort de faire la pose et d’être soudain entièrement là, me refait penser, tout éclairants, à nos éclats de rire.
Très beau ce texte, Françoise. Je ne suis pas sûre de tout comprendre, si, je crois que si. Ce que vous convoquez et écrivez. Et finir ainsi : « d’être soudain entièrement là, me refait penser, tout éclairants, à nos éclats de rire.»
Il fallait tant de détails et tant de finesse dans l’écriture pour percevoir ce « petit geste aussi splendide qu’un mouvement de mammifère dans l’océan ». Une telle sensibilité que la photo nous apparaît, superbe, sous nos yeux. J’aime beaucoup.
magnifique (si beau) (ce que c’est joli…)
« Alors quand je te regarde, tu as ce mouvement du cou, du corps, c’est un petit geste aussi splendide qu’un mouvement de mammifère dans l’océan, c’est comme si tu t’apprêtais pour une photo que j’aurais prise à l’instant, et cet effort de faire la pose et d’être soudain entièrement là, me refait penser, tout éclairants, à nos éclats de rire. » Cela m’émeut tellement !
Tout à fait scotchée par la forme et infiniment touchée par le fond, ce que ce texte montre d’elle et il se fait que tant de similitude avec une elle à moi. Waouw ! L’indulgence et la façon de décrire « ta langue a de ses fourches ». Merci fort, Françoise.