L’arrivée m’a donné de faux espoirs. Un jeune violoncelliste me précède. Il n’était même pas 6 h. Il va se faire recevoir par les gars du PC sécurité, cet hurluberlu. Je lui laisse un peu d’avance. La grande silhouette rouge bloque la porte d’entrée. Où pensait-il aller à cette heure avec son violoncelle ? Mais en m’approchant, je comprends qu’il a laissé ses clefs la veille dans un studio. Le pompier lui dit qu’il va le faire accompagner, mais l’autre ne comprend pas. Norvégien. Je m’approche. Je me demande où il a dormi pour venir dès 6 h réclamer ses clefs, sur quel canapé de débrouille… enfin rien de bien méchant : il est violoncelliste, norvégien, il doit fréquenter des violoncellistes et des Norvégiens, rien à voir avec le clic-clac déglingué sous le pont du périph’ évité un matin de plus sur le chemin jusqu’à l’école, jusqu’à ces heures de ménage… pourquoi je suis là ? Qu’est-ce que ça change ? Qu’est-ce que ça fait ? Je traduis. Le pompier m’en sait gré. Je lui rappelle que je viens sur les heures de ménage, qu’il a reçu un mail, que je suis autorisée… ça fait peut-être vingt ans qu’on travaille ici, ensemble, finalement, mais on ne coupe pas à la demande d’autorisation pour arriver avant huit heures. Est-ce qu’on travaille ensemble ? Est-ce que je peux dire ça ? J’ai dit ça à une des femmes de ménage, en juin, quand nous nous sommes trouvées au quatrième étage vers 7 h. Après les bonjours, je lui ai dit mon prénom et que j’avais décidé de venir voir les collègues qui travaillaient avant parce que je ne prenais qu’à 10 h.
– Toi aussi tu fais le ménage à 10 h ?
– Non, je suis prof.
– Ah ! Prof !
– Mais c’est collègue tout de même.
– Oui.
Elle a dit « oui » après un moment de réflexion et je me suis demandé si je ne lui avais pas forcé la main… Mais c’est passé dans le soleil, dans le début du mois de juillet, dans sa robe bleue à carreau. C’est en y repensant que j’ai honte, honte d’avoir dit mon prénom et non « madame » avec mon nom de famille, que je ne sais plus quoi faire avec tout ça, cette idée qui avait l’air si simple et qui se retourne et me mord la cheville à présent. Hors de question d’avoir l’air de passage à présent, de me fondre dans la légèreté de l’été. C’est l’automne, il fait nuit, si tu viens c’est que tu as quelque chose à faire. Je décide à l’emporte-pièce de m’installer au niveau -1. C’est du réconfort que je cherche dans ce ventre. Ailleurs la lumière est laide, elle fonctionne, plus moyen de me raconter de saisir la beauté au vol, l’histoire du soleil et de cette architecture. Et pourquoi pas du réconfort ? Je le serine à mes élèves tout le long du jour : n’ayez pas peur de la facilité, c’est assez difficile comme ça ce que nous avons à faire. Assez difficile dans son genre. N’ayez pas peur de la facilité, faites-en quelque chose, travaillez à partir de là… Mais c’est la nuit encore, et je me cogne la tête sur tous les murs de l’établissement. Je sais ce qui est en train de se passer : je vais visiter toutes les impasses, je vais feuilleter en détail le catalogue de mes incompétences, je ne vais pas en faire l’économie et tout le temps que ça durera je devrai dépenser tout ce que j’ai en compensation pour ne pas me détester d’en passer par-là, d’être faible et influençable, de ne pas savoir ce que je veux… Je suis contre ce qu’on m’a objecté quand j’ai décidé de consacrer une partie de la recherche aux personnes vivantes et bien réelles qui font le ménage dans les mêmes locaux où nous faisons de la musique. Je suis outrée qu’on puisse nous faire croire que seul·es les sociologues bardé·es de protocoles auraient le droit de regarder ceux et celles qu’on ne voit pas. On dirait à les entendre qu’en dehors de la sociologie, il n’y a que du voyeurisme. Le clic-clac pourri du pont du périph », je vis avec, pas dedans, mais avec, à côté. J’en suis témoin. Témoin. Et le ménage dans l’école, témoin aussi. Mon métier c’est regarder. Comprendre comment ça marche. Comment on fait les choses. À quoi ça ressemble une action, un sentiment. Pourquoi est-ce que c’est si difficile ce matin ? Je n’aurais pas dû arrêter. J’aurais dû revenir plus tôt. Je ne reconnais rien. Combien de temps va-t-il me falloir pour comprendre que je peux écrire ça, que je ne reconnais rien, qu’elles disparaissent derrière leur tablier ? La nostalgie des visites de juillet m’occupe tout entière. Cette photo que j’ai prise alors. La meilleure. Celle qu’il faudrait montrer, mais je ne peux pas. Je ne peux pas les prendre en photo, les vivantes. Je ne suis pas photographe, je n’ai pas le droit. Personne ne me l’a formellement interdit, mais moi, je me l’interdis. Je prends des photos que j’écris. Parfois j’écris directement, parfois je prends des photos quand, vraiment, je ne peux plus m’en empêcher parce que je vois quelque chose que je veux saisir de toutes mes forces. Quand elles créent un instant si beau avec ce bâtiment, avec la lumière… Comme cette photo qui m’occupe dans le sombre matin : Bandana rouge a coincé la porte donnant sur le patio avec un pied de métal. Pendant qu’elle fait les toilettes voisines, l’air circule. Entre les toilettes et le patio, un palmier en pot. La lumière du matin frais arrive par la gauche et découpe de grands carrés sur le sol. La lumière des toilettes est chaude et jaune dessine un grande cadre sur le mur gris. Les portes en enfilades (grande porte donnant sur les lavabos, puis au fond petite porte des toilettes handicapé) créent une profondeur d’Annonciation. Bandana rouge est de dos, penchée sur la cuvette, mais il n’y a plus rien de trivial là-dedans. Elle connaît ces lieux, elle fait de l’air et de la lumière, elle s’inscrit dans cette image. Je ne sais pas quoi faire de ça. Je ne sais pas si j’ai le droit d’en parler. Je ne me pose jamais ces questions-là pour les choses les plus intimes de mon existence. La question du droit n’est pas celle qui convient, alors. Mais ici, je ne sais plus. J’ai attrapé ailleurs toutes mes tergiversations, tout mon processus par les cheveux:
Très vite il y a des batailles. Je n’y participe plus. Depuis longtemps. Mais elles ont lieu. Tant qu’elles durent, impossible d’écrire une ligne. Je traverse la forêt d’Orient à vélo. Dans mon dos, la rumeur des combats. Une vibration infime. C’est un conflit lointain. Dans les sables. Loin des habitations. Je n’y participe plus. Mais je dois bien fournir les armes et chacune de mes respirations ravitaille la vieille coalition et la guérilla qui la combat. Souffle contre souffle. Pied à pied. Ce soir encore, je n’écrirai pas. Pas une ligne. Les affrontements ont repris du poil de ma bête. C’est la preuve qu’ils peuvent s’arrêter. Il y a des précédents. Des batailles interrompues par une trêve précaire, un drapeau blanc de fine batiste… Entre le titre et la première ligne, les affrontements ont repris de plus belle. Attendre. Réunir les conditions nécessaires au miracle. Maudire avec méthode ce qui dérobe le temps et l’espace — sol sous les pieds des vers en instance —, ce qui pourrait s’envoler et qui m’est volé. Calculs d’épicière. Chaque distraction pesée est repesée dans une balance hypersensible. Distraction du bruit lointain des combats, s’entend. Hors de question de perdre ces aguets. Mais il trébuche si facilement, le pèse-lettres ! Et là c’est la panique : comment savoir ce qui prépare et ce qui sépare ? Pédaler à fond, empêcher le sang de se figer. La bataille fait rage. Rage de ne jamais pouvoir commencer. Rage que ça commence comme ça, sans moi. Rage des vieux chevaliers des passes d’armes usées jusqu’à l’os qui me ronge : pourquoi écrire ? Pour qui ? Pourquoi moi écrire ? Errer au Marché Saint-Pierre. Fleur et oiseau. L’embarras du choix. Le temps incompressible à répertorier toutes les sortes de bleus dans le temps arrêté des tout petits mannequins des tissus Reine, élégamment emballés du dernier cri en matière de soie. Une heure plus tôt, une faction défendait encore le bastion des Mille Possibles — tu ne trouveras jamais. Rien. La sortie — : elle s’amenuise. On n’ose y croire. Les combattants s’en vont vaquer à leurs affaires pacifiques jusqu’à la prochaine fois. La nouvelle de la trêve arrive n’importe quand, le milieu de nulle part m’attrape n’importe où, mais maintenant — MAINTENANT — il faut trouver une borne pour le vélo, entrer dans n’importe quelle boutique pour acheter n’importe quel carnet pour une fois, cette fois entrer dans n’importe quel bar, s’asseoir n’importe où. Finalement il n’y a jamais eu mille possibilités. Il n’y a qu’une ligne. Celle que j’écris ici.
Mais ici je ne sais plus. Ce matin, je ne sais plus. J’écris pourtant. Personne ne s’offusque de ma présence à part moi. Je sens que je ne tiendrai pas trois heures. Qu’est-ce que je peux dire d’elles qui font le ménage ici ? Je me concentre sur les corps, les sons, mais toujours les petites voix qui n’y croient pas, qui cherchent la sociologue, le protocole, le rempart, mais il ne s’agit pas de cela. IL NE S’AGIT PAS DE CELA. Pourquoi faut-il toujours hurler pour parvenir à les couvrir ? Il s’agit d’autre chose. D’une chose qu’on ne sait pas, moi, Madame. D’une chose pressentie, rêvée. D’une chose qui manque — pas au monde, non, mais dans le monde pour moi — alors on essaie de la faire. Mais on ne sait pas bien s’y prendre, parce qu’on ne sait pas où l’on va ni ou ça va, ni si ça va… « Ça va ? ». C’est Cécilia qui ouvre la cafétéria. J’ai honte de l’inquiéter avec ma tête qui hurle en dedans. Elle sait ce que je fais ici, elle, ça ne lui pose pas question. Pas plus qu’aux enfants-griots de Papa N’Dyaie Rose quand je disais un conte d’Afrique à leurs côtés. Si je perdais mes clefs, je ne dormirais pas dehors, je trouverai un canapé norvégien ou équivalent, je n’ai jamais touché à la drogue par la seule grâce de mon désintérêt, je me lève à cinq heures une ou deux fois par semaine parce que j’ai l’impression que quelque chose pourrait advenir qui en vaudra la peine. Et tandis que je note, que je parle avec un homme de l’entretien deux étages au-dessus, que j’observe les descentes d’escaliers, les parcours des chariots, l’usure des corps, l’humeur des chansons de travail, la culpabilité bat son plein. Une alarme incendie continue.
il y a la sociologie dite compréhensive (on observe de l’extérieur mais on « comprend ») et il y a l’observation dite participative (plus ethnographique,comme méthode) (ce que tu fais semble plus dans ce style – bien que tu ne te caches pas – ainsi que Florence Aubenas par exemple, dans son beau « quai de Ouistreham » – le film est pas mal non plus, la Binoche et les plans de coupe… (Emmanuel Carrère, 2021)) – mais fais-tu de la sociologie ? On s’en fout des étiquettes, certes, mais le cadre est important, il me semble (et c’est probablement à toi de le définir : ainsi tu aurais à le défendre ou à l’imposer) (ce que j’en dis…) en tout cas l’entreprise est courageuse et c’est vrai que vous êtes collègues même si vous ne vous croiseriez pas sans ton intervention – pour les batailles, l’écriture, la retranscription, les états, les mots mêmes : je partage – est-ce que c’est un instrument que cet atelier ? est-ce que c’est juste un lieu de liberté ? merci à toi pour cette expérience…
Merci Piero de venir mettre ton grain de sel. Je sais, moi, que je ne fais pas de la sociologie, parce que c’est un métier et pas le mien. Ce qui me perturbe, c’est le discours ressassé qui réduit tout regard, hors sociologique, à un regard déplacé. J’ai déjà eu le coup quand je travaillais sur Carnet d’un Disparu : sur le plateau un des personnages était une Rrom. Il y a eu une grande crise des interprètes (« est-ce légitime ? Pouvons-nous faire parler des Rroms… ? ») elle était utile, cette crise, mais il a fallu savoir la borner, sinon, on ne pouvait plus aborder que des sujets supposés sans équivoque (les riches, l’amour, la mort, les médecins… que sais-je ?) Il y a une grande tartufferie dans tout ça, parce qu’au bout du compte, les sujets les moins visibles le seront encore moins (mais alors, c’est sûr, on ne prendra pas le risque d’avoir usurpé leur parole…). Bref, je me débats avec ça, là-dedans. Ça fait du bruit ce discours, alors même que j’en constate la pauvreté, l’inanité. J’avais des scrupules en postant ce texte (jérémiades, me disais-je) et pourtant je sais depuis que j’ai entendu François dire « monologue intérieur » pour la #3 que c’est là que je vais. Ton accueil Piero, il pèse aussi lourd dans la balance que celui des enfants-griots. (à bientôt pour un café)