#photofictions #08 | Menu

Très longtemps je me suis promené passant ici ou là – puis encore ici, rue du Bac et là, quai Voltaire – parce qu’elle y vivait et que j’allais la voir (je l’ai toujours beaucoup aimée) (et rien n’est plus doux que l’amour quand il est réciproque) (et désintéressé) (rien) (je m’en fous, je l’ai déjà dit ici ou là, mais elle m’offrait parfois un sandwich au rôti de bœuf dans cette officine qui marque le coin (je me souviens que dans un film il y a cet André Dussolier qui joue le rôle d’un père abject mais qui va déjeuner dans ce restaurant aussi (enfin, le cinéma on sait aussi sa fausseté) sa fille (qui est l’auteure du roman duquel ce film est adapté) est interprétée si je ne m’abuse par cette brunette, son nom ne me revient pas) et laissait un pourboire royal (le pont en est juste là) (si le casse-dalle valait 25, elle laissait 100 – de cet ordre tu vois le topo) le garçon me rendait le reste quand même – je le lui redonnais, elle m’en faisait cadeau « c’est pour toi tu n’as pas d’argent ») (je parle de ça alors que ça date d’un demi-siècle) (tant pis) on s’embrassait, je la serrais je ne voulais pas la perdre, elle s’en allait de sa démarche décidée – et il y a quelques mois (les indices ne manqueront pas pour retrouver la date) je passai devant cet établissement (le deux septembre de cette année, il était près de onze heures du matin) (les nouveaux propriétaires ont cessé de faire bar, ils ont (comme des abrutis) enlevé la terrasse où on pouvait boire un vin blanc sec (bourgogne steuplé) à 6 euros quand même assis tranquillement devant les bouleaux qui poussent sur ce quai) et je suis tombé sur cette merveille de la proposition moderne – je ne vais pas détailler tout quand même puisque ça ne compterait pas moins de trente ou quarante lignes (en vrai, 3 plus 11 plus 3 plus 14 soit 31 lignes d’explicitations, plus une en tout petits caractères indiquant Prix nets en euros taxes et service compris) (le pluriel à « taxe » interroge un petit peu) – simplement quelques (deux) hors-d’œuvre (que ce mot est joli…) eh bien j’invente : on reste dans le plat Entrées (en fait ENTRÉES) suivi (es) de trois lignes, italiques – tout est en italiques, sauf les titres et la ligne du bas ; on adoptera la même disposition pour les plats (PLATS) (trois d’abord, puis d’autres ) et pour les entrées (onze occurrences ; pour les plats : quatorze) (on dispose sur le côté inférieur gauche, en bas de la feuille (vélin crème filigrané aux armes de l’établissement, grammage 120) d’un carré de points intitulé Q (pour quick, vite) R (pour response, réponse) Code (code à réponse rapide, CA2R) avec cette petite légende injonctive (deux lignes, police inférieure au reste – les majuscules ont été respectées) : Scannez le QRCode pour être alerté en cas d’exposition au virus. (on ne sait pas de quel virus il pourrait bien s’agir – on suppose que le genre est absolu, puisque l’inclusive n’est pas observée). Par discrétion, l’opérateur n’a cadré ni le nom de la succursale ni l’emblème en forme de blason (ou peut-être (ne) sont-ce (que) des armes) sous lequel on discerne cependant un Paris arrondi qui en situe l’emplacement. On a assujetti cette feuille au support sous verre à l’aide de quatre petits aimants de forme cubique posés un peu à la diable vers les quatre coins de la feuille – le truc est sur pied extrêmement doré, et éclairé de l’intérieur – il n’ y a pas faute de frappe, j’y reviens, mais d’abord et je pose le motif : séparant les trois premières lignes des deux catégories (donc ENTRÉES et PLATS) on trouve cette petite chose si mignonne, symétrique – de chaque côté de laquelle des demi-lignes droites séparent l’espace de la feuille – alors il est à peu près certain que cela doit pointer vers quelque chose de naturel : le sous-texte ou le sous-dessin – une séparation, il s’agit du rameau de platane, peut-être, trois ou quatre feuilles qui se tiennent de part et d’autre d’une branche, il semble qu’il y ait quelque couleur (ce vert aux feuilles, un peu de jaune, un peu d’automne quelque chose) – puis en regardant plus précisément l’ensemble on voit l’ombre en reflet de l’opérateur (on a le sentiment qu’il s’agit d’un homme au cheveu court, dont on aperçoit peut-être l’oreille gauche, légèrement décollée semble-t-il) et sur la gauche, le reflet de ces fameux bouleaux, cette ombre grandissante sur un ciel uniformément blanc reflet scintillant et diapré satin augmenté du crème du papier – quelque chose de cet ordre : le luxe qui est corroboré par les prix affichés – nous y voilà – à ce stade du bazar, il faut dire aussi que dans certaines officines probablement plus hardies, connues, tenues et reconnues, classées et répertoriées en guides ou autre manière de trier la clientèle, la mention du prix est inexistante (à moins que la carte ne divulgue cette information qu’à la personne mâle du couple, si tel est l’état de ladite clientèle) – le luxe, certes, mais mâtiné d’une certaine habitude qualitative (ce n’est pas une cantine, n’exagérons pas dans la prolétarisation non plus qu’un bistrot et encore moins un troquet, mais, cependant, comme on sait, tous et toutes, quiconque d’entre nous de cette espèce (et d’autres d’ailleurs), quiconque a le besoin de se nourrir s’il veut vivre (quiconque est neutre mais enfin, passons si tu veux bien) – dans cet ordre d’idée (on pourra se référer aux divers textes de cette session et de W. (zeugme)) on trouve dans ces établissements des lieux dits d’aisance qui reposent sur terre les divinités qui hantent (le plus souvent) ces espaces – on pensera aussi à l’obligation légale de faire figurer sur des affiches de ce style les prix pratiqués (passons, ce ne sont que des détails – on sait pourtant que là se tient notre affaire, et bien d’autres choses encore).
Donc ne passons pas et commençant par la ligne du dessus de ce propos, je me permets de vous divulguer (pour se faire une idée cependant assez précise de la classe du lieu) ce Escargots de Bourgogne sauvages – les 6/16e Les 12/32e (le « e »minuscule ici est remplacé par le symbole de l’euro) (ce qui met la coquille, et son contenu (je suppose que cela se tient et se sépare entre coquille et contenu) à un prix (net) impossible à calculer mais qu’on peut cependant représenter par le nombre (probablement appartenant aux réels) (ce sont d’ailleurs des euros) de deux virgule six cent soixante six (suivi d’autant de six que vous voulez) – on remarquera que pour le double d’unité coquille/contenu, le prix va au double et que, donc, l’unité se négocie au même tarif – ce n’est pas le genre de la maison de pratiquer la moindre ristourne sur la quantité, voilà) (on pourrait gloser un moment sur le sauvages choisi pour qualifier les bidules proposés en douzaine, ou demie, mais non). Je me permets de rappeler qu’il s’agit là d’entrées (ou de hors-d’œuvre, mais peut-être ce terme pointe-t-il vers un sens un peu trop roturier).
Mais lisons, s’il vous plaît, la ligne suivante qui vaut son pesant de monnaie sonnante (car, en effet, le rédacteur a trébuché) : Œuf bio mayonnaise « James »  – 0,9

On le sait peu mais cependant le rédacteur de cette enquête (c’est moi, oui) fait partie (il ne paye pas de cotisation, mais se tient informé des diverses manifestations organisées par ladite association – manifestations auxquelles il doit à la vérité de dire qu’il n’a jamais assisté – du style « meilleure préparation du monde » ou « de l’année » ou encore d’autres probablement) d’une association intitulée de l’acronyme ASOM qui se résout en « association pour la sauvegarde de l’œuf mayonnaise ».
Comprenez alors son émoi. Notamment à la lecture de cette mayonnaise dite « James » dont il n’avait jamais entendu parler. On cherchera évidemment.

Un autre que moi, moins timide, plus ambitieux, voulant braver les réalités et les interdits de la vie sociale aurait sans doute attendu l’ouverture de l’enseigne, se serait installé et aurait commandé simplement cet œuf mayo (remarquez qu’il n’y en a qu’un seul) (pour ce prix-là, il serait peut-être malvenu d’en demander plus…) (on peut se procurer un organisme de cet ordre, non durci d’ailleurs encore, dans une épicerie du même acabit, pour un demi-euro) – qu’il aurait dégusté, (le qualificatif de bio semble assez cavalier, écourté probablement de biologique) laissant ensuite sur la nappe amidonnée sa pièce bi-métal et serait parti en donnant, par dessus le marché, un « gardez tout » au serveur. Mais non, je n’ai pas osé.


Passant devant le même portant, doré, illuminé, luxueux, quelques semaines plus tard je me suis aperçu que la coquille n’avait pas été corrigée.
C’est que ce n’en est pas une… Cherchant cette mayonnaise dite James, j’en suis arrivé là : https://magazine.zenchef.com/le-fabuleux-destin-de-loeuf-mayonnaise-a-090-euros-du-voltaire/

Bah.

L’entièreté de cette proposition (ainsi que l’erreur sur la coquille…) peut se lire ici.

j’entends bien que les images sont proscrites de l’exo hebdo, mais je ne résiste pas à poser celle-ci quand même (je vais me faire disputer) (elle vient de gsw) : on y voit (recadré) le portant d’il y a dix ans annonçant un menu semble-t-il plus étendu (magnifique avec ses représentations de trois petites tasses à café vertes, ses trois petites soucoupes et cuillères d’or) où figurait, à n’en pas douter, la mention du hors d’œuvre à prix cassé (et la place en terrasse vide mais occupée, près de l’entrée)

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

10 commentaires à propos de “#photofictions #08 | Menu”

  1. Le clou du texte cet oeuf-mayonnaise à 90 centimes. Je suis allée lire l’article en lien pour en savoir plus. Une manière de temps arrêté ? Toujours pas bien compris… Quelle lecture du menu ! C’est vrai qu’on lit certains menus plutôt comme écrit dans ce texte avec une attention détaillée à la graphie prometteuse des goûts.

  2. L’oeuf mayonnaise se trouvait sur la table à Oinville le dimanche, il était de tous les jours de la semaine aux Studio de Boulogne, au self où nous allions il y en avait, des œufs froids gris sur le bord avec une mayonnaise décorative, sur le zinc à côté des beaux-arts l’œuf était simplement dur il suffisait d’avoir un tube en poche… James Lord a écrit sur Giacometti et laisse une trace dans une assiette quai Voltaire … j’aime beaucoup le tableau du menu avec reflets de bouleaux et d’opérateur, phrases italiques et feuilles ciselées sur vélin crème … hors- d’œuvre aussi (pour un souvenir emprunter le quai, c’est parfois doux un souvenir) Merci pour la balade Piero

    • Merci Piero. Fou comme ton beau texte me donne faim d’une brasserie parisienne dont la carte est inchangée depuis le XIX ème siècle. Faim de harengs pommes à l’huile, de cervelas rémoulade et de choucroute au jarret. Celle là même devant laquelle Mehdi Ben Barka fut enlevé le 29 octobre 1965.

  3. pour moi les clous du texte ne sont aucun point précis mais : la précision et en même temps l’aisance de la description du menu et la façon dont il s’enchasse dans le contexte de l’endroit qui lui même baigne dans l’atmosphère de la vie et les sentiments

  4. Bonjour Piero
    Merci pour ce nouveau grand texte avec incrustation de menu par le détail ! C’est drôle et succulent !

  5. Voilà un merveilleux texte qui se mâche à plaisir, la grande mastication des mots
    rien lu de tel
    c’est ample et courageux (cette inindescriptible microprécision des petits détails => exactement comme le goût des choses, le granule, la saveur étrange, le goût des syllabes qu’on déguste en soi !)
    ça remet au ventre des souvenirs de bourgogne aussi…
    tendresse de l’oeuf mayo’, merci Piero…

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