Si je faisais des photos de lui, dans son fauteuil roulant devant ce mur peint débordant de couleurs, je m’assiérais sur un tabouret. Pour être à sa hauteur, même si je suis petite. Debout il serait bien trop grand, je serais encore plus petite. D’ailleurs peut-il se tenir debout ? Alors il serait callé sur le dossier de son fauteuil, comme dans un rocking-chair improbable. Je cadrerais son visage et l’intégralité de son corps. On appelle ça un portrait en pied. Je le regarderais, enfin, j’observerais tout son corps, dans le cadre de mon viseur. Dans le face à face de la vie ordinaire, je n’aurais pas osé le fixer si longtemps, si ouvertement. Mais là s’il me le permettait, je regarderais son vaste corps peut-être déplié.
Souvent je le vois là près de la porte du café de l’angle, là ou juste à côté devant le mur peint sous les branches de bignoles qui dégueulent. Montreuil aime le street art représentant des jeunes en pleine course et la végétation se développe bien à Montreuil. Et lui, là, planté, il ne fait rien, je ne sais ce qu’il aimerait faire, comment il en est arrivé là. Le temps, l’immobilité doivent lui sembler longs. Il n’est pas si vieux. Je dirais la trentaine. Recroquevillé, replié, abimé mais la trentaine tout de même. Je n’ai jamais vraiment osé regarder le bas de son corps. Pourtant au fil des mois j’en suis venue à lui adresser un timide « Bonjour », presque souriant, en passant. Je fais comme avec les autres personnes croisées ou plutôt les silhouettes du quartier, celles qui ne sont qu’apparences, statures, démarches. Je salue sans attente. Souvent une voix répond. La sienne, je ne la connais pas. Lui, je l’imagine d’origine algérienne, même si je ne sais pas reconnaitre les langues arabes des berbères ou kabyles. Il me paraît sans voix.
Jamais je n’ai osé regarder vraiment ce qu’il en est de ses jambes. Incapable de savoir s’il les a encore. Entières, en partie, les deux, une seule. Allongé dans un lit, il doit être long. Et maigre. Dehors, son buste est couvert de vestes de jogging incolores. Et sous ces vêtements qui ne réchauffent pas tant que ça, est-il tatoué ? Ses bras sont-ils forts ? Musclés ? Quelles cicatrices le marquent? Quelles blessures se dissimulent?
Il est aussi un visage aux joues creusées, j’allais écrire jours creusés, aux yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, une peau mate pas nette et des dents qui sont comme elles sont. Je situe sa souffrance vers les épaules, plutôt vers les clavicules, aux os saillants j’en suis persuadée. Je ne sais pas trop pourquoi mais c’est là que je perçois, le centre du choc, l’impact de je ne sais quoi. Et sa souffrance, silencieuse et discrète, tel un ange gardien ayant une dette, ayant failli, coincé entre cou et épaule, à regarder les autres bouger, à lui chuchoter je ne sais quoi, à mesurer peut-être, les dégâts de la vie des autres. Ça n’adoucit en rien la sienne, mais tout de même.
Et ses potes debout, autour, plus ou moins causants, semblent ne rien voir, même pas les oiseaux. Eux debout sur le trottoir à trainer pendant des heures comme à Tanger, Alger ou Tunis. Ils peuvent marcher mais ils restent là, en attente de rien, près du rade de l’angle de la rue. Souvent les mêmes hommes, des plus âgés que lui. Un monde d’homme les orientaux. Une garde rapprochée pour le porter peut-être parfois. Je n’ai pas remarqué pas ce qu’ils boivent, s’ils boivent, ce que lui il boit. Lui est-il difficile de tenir quelque chose dans sa main ? Je n’ai pas regardé la mobilité de ses membres supérieurs. Mais qu’est-ce que je regarde quand je regarde cet homme, cet homme dont je ne sais rien, mais à qui je pourrais attribuer une histoire, des hypothèses de déraillements. Est-ce moi qui déraille ? N’est-ce pas moi qui lui attribue une souffrance qui ne serait pas la sienne ?
Si il acceptait que je fasse des photos de lui sur sa chaise, moi assise sur un tabouret, je cadrerais de face. Ce serait un jour où la lumière solaire serait délicate, caressante. Comme une chaleur douce, une lumière de préférence latérale et le mur peint en fond. Au début, je serais plutôt satisfaite qu’il accepte que je le photographie, mais, après coup si je peux dire, je me demanderais quelles raisons le poussent à accepter. Moi qui connais mes motivations, je me demanderais ce qu’il se raconterait sur moi, ce qu’il m’attribuerait comme intention à travers les mots que je lui aurais dit pour le convaincre de poser.
Ses blessures me renverraient aux miennes, intérieures, sans doute invisibles à première vue. Je ne pourrais pas lui parler de ma souffrance évidemment, cela lui semblerait, enfin je lui attribue une pensée de plus, déplacé, indécent. Je ne sais pas si ce le serait. De quoi pourrions-nous parler ? On pourrait se parler d’humain à d’humain, de solitude, au delà des conditions de vie de chacun. Moi femme blanche, de l’âge de sa mère, vivant dans ce quartier où cohabite d’une certaine mixité sociale, où les au-dessous du seuil de pauvreté et les habitants de maisons valant plus d’un million marchent côte à côte. Je parais m’éloigner du sujet, mais pas tant que ça de lui. Lui là dans son fauteuil roulant, juste à côté, avec sa gravité et moi avec la mienne, pas si loin. Pas loin et pourtant je devrais prendre de la distance pour le photographier, une certaine distance en restant sur place, du recul comme on dit, alors que je me serais avancer vers lui. Je ne me tiendrais pas dans la distance physique des jours où je lui dis « Bonjour ».
Je n’irai plus dans un hôpital psychiatrique, ni dans les campagnes françaises meurtries rencontrer les défavorisés de toutes sortes, de tous genres, je resterai là. Être attentive à la douleur banalisée du monde, à la douleur de vivre des autres et en faire des photos touchantes, n’est-ce pas cela être photographe documentaire ? N’est-ce que cela ? Que faisait Avedon lorsqu’il scrutait les américains ruraux ? Qu’avait-il en tête lors de cette série de rencontres ? Qu’est-ce que je ferais si je faisais des photos de cet homme ? Qu’est-ce qu’on photographie lorsqu’on photographie ?
Comme photographe puis-je décemment dire aux gens que c’est leur souffrance intime qui m’intéresse. Et pourtant quoi d’autre que l’intime souffrance nous intéresse ?
Bonjour Pascale
Merci pour ce texte où les réflexions mêlées de conditionnel finissent par se faire en miroir. Merci pour cette belle lecture.
Bonjour Fil
Merci à toi de ton regard sur ce texte.