#photofiction# 03 | Elle

© Nan Goldin

Elle

Je fais comme si. Pas pour elle, pour moi-même. Je ne fais rien, comme si je ne la percevais pas. Je prends cette liberté d’être. Rester les yeux fermés, les membres stagnants. Comme si elle n’était pas présente. Je ne sais pas si je veux encore d’elle. Pourtant j’existe surtout à travers elle, dans son désir de moi. Son corps un peu lourd, déjà fatigué, elle se tient là, coincée dans l’angle de la salle de bain étroite, le coude plié et l’œil collé au viseur. Elle est chargée, elle pourrait tomber dans la baignoire. Elle ne parle pas, ne me parle pas, elle se sert. Elle se sert de mon corps. Me pense t-elle vraiment partie, endormie ? Laquelle manipule l’autre ? Et moi là, à demie assoupie. Un corps flottant, pas encore mort dans l’eau encore un peu chaude. Flotter, flotter. Ce soir l’eau du bain, moins inconfortable qu’une couverture rugueuse dans le froid de l’appartement humide. Eau savonneuse, cotonneuse, douceur. Les amis, les autres partis. Restait plus rien à prendre. Rien pour partir dans nos vies intérieures, plus de blanche, même plus rien à fumer. Peut-être quelques fins fonds de bouteilles. Plus rien cette nuit pour passer à demain. Les amis, les autres partis. Sauf Bob sur le canapé plus que défoncé, en chien de fusil, effondré, paupières fermées, dans son monde à lui. Elle a du lui tourner autour. Et là maintenant c’est mon tour. Moi dans le bain pour me réchauffer, abandonnée, offerte. Elle aussi dans la salle de bain, toujours là où ça respire. Regarder ma nudité, mon corps immobile. Elle, tel un félin dans le besoin de se frotter, tel un prédateur à l’affut de sa proie, du côté sombre. Elle me photographie encore. Elle m’aime. Elle aime me photographier. La même chose pour elle. Elle photographie tout le temps. Ma vie, sa vie, les vies, les ordinaires, les cassées de préférence. Là je suis son objet. Je me donne à elle. J’en suis consciente. Tout à l’heure on va faire l’amour. Peut-être, si on peut. Parfois j’oublie, j’oublie tout parfois. Nos souffrances, son urgence à vivre, à tout vouloir. J’oublie ses désirs, nos échappatoires illusoires. En ai-je moi des désirs ? Les siens tellement forts. Tout le temps. Il est tard. Je m’endormirais bien, je mourrais bien abandonnée dans ce bain si. Si l’eau pouvait ne pas se refroidir, si elle, si elle n’était pas là comme un témoin de notre vie foutue. Notre foutue vie. Je ne sais plus ce que je veux. Je ne sais plus si je veux quelque chose, si je veux d’elle. Viennent du séjour, les miaulements aigus, les chats ont faim. Plus tard. M’en fous. Les autres, les copains, partis sauf Bob. Elle, elle sort de la salle de bain, je l’entends, elle titube un peu. J’entrouvre un œil. Dans la pièce à côté les flammes des bougies vacillent. Elle revient un verre à la main, le Nikon toujours autour du cou. Entre deux battements de paupières si lourdes, je la vois. Elle me voit un instant l’entrevoir. Elle observe ce qu’elle va faire de mon corps abandonné, offert aux images qu’elle en fait, en fera et qui quelques 25 ans plus tard appartiendront à ses œuvres dont les tirages se vendront plus de 20 000 dollars. Pour le moment on n’est pas grand-chose. Elle, moi, des survivantes. Elle, ses amours, sa violence, ses photos, tout ça en vrac. Elle bataille, elle s’appuie sur ses priorités, malgré les coups. Ça la sauve. Et moi qu’est-ce que je serais sans elle, sans elle qui donne forme à mon corps. Je flotterai ? Je coulerai ?

Elle

Les copains partis, Bob écroulé sur le canapé, Ryan a voulu prendre un bain. Elle avait froid Ma Tendre. Je l’ai regardée se déshabiller, un peu chancelante, je l’ai regardée s’appuyer sur le rebord de la baignoire, incertaine, faire couler l’eau qui fumait. Sans impatience, j’ai regardé ses gestes peu assurés dans la vapeur d’eau. J’ai attendu, je savais qu’il le fallait. Sa nudité seule serait trop brutale. J’ai attendu que Ryan se glisse dans l’eau, s’allonge, se mette dans une position qui m’intéresse, une attitude, qui, je le savais, pouvait donner une photo qui fonctionne. J’ai attendu qu’elle me donne ce que je voulais dans cette lumière douce, plongée dans cette eau trouble. Elle planait. Ses traits détendus, son abandon la rendaient plus belle encore. Mais plus encore que l’émotion ressentie face à sa plastique parfaite, l’apparente fragilité de son jeune corps, frêle et androgyne, plus encore que mon désir, je cherchais la photo que je savais pouvoir faire de ce moment furtif. Elle, sa peau dans ce décor là, au-delà du présent. Je sentais que je pouvais transformer cette scène de bain en une représentation. Construire une photo, une de plus, toujours plus, pour moi. Profiter de mon regard sur elle. Déplacer mon désir pour fabriquer une image. Mes relations amoureuses, amicales, affectives concourent toutes vers un point unique : réaliser les photos. C’est ça qui me sauve. C’est ça ce que cherche à faire de ceux qui m’entourent, que j’entoure : des photos de leurs vies à la dérive, en bordure du vide. Tout près, tout près de moi. Certains basculent, tombent, disparaissent. Ça arrive et moi je reste, je continue d’avancer. Engluer dans la douleur un temps, ensuite je repars. Ça recommence. Je recommence toujours. Je me sens sans limite. Je change de contexte, de ville, de bande. Rencontrer, me faire accepter, aimer, entrer dans l’intimité de l’autre, des autres, m’immerger, donner du temps, puis rester dans la banalité des jours et des nuits, dans le quotidien qu’on vit, plus ou moins ensemble. Enfin je suis plutôt celle qui regarde l’ordinaire que celle qui fait, mais je fais avec, je paye de ma personne. Pas en dollars, en sentiments, en affect, en implication. J’habite avec Ryan, Ma Tendre, j’utilise notre amour pour l’aider à survivre, notre amour pour produire, pour travailler. Pas qu’avec elle, elle n’est qu’une parmi d’autres. Je la gratifie. Je la mets en avant. Ici avec un peu de lumière sur son visage hors de l’eau, un léger éclat sur ses dents, les mains comme un gisant. Tiendra t–elle longtemps la tête hors de l’eau dans le marasme de notre vie à 300 à l’heure ? Quelle capacité a t-elle à s’en sortir ? À quel degré est-elle abimée ? Je l’ai sauvée, sa beauté l’a sauvée. Et après ? Après sera après. Une nuit après l’autre. Elle restera ici et maintenant pour toujours avec la photo que j’en fais là. Je lui donne. Elle me donne. On serait quitte en quelque sorte.

A propos de Pascale Sablonnières

photographe autrice et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris, en lien ou pas avec des images, en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne (se) passe pas. http://www.pascale-sablonnieres.fr/ https://montreuilsurpage.blogspot.com/ https://dungesteverslautre.blogspot.com/

4 commentaires à propos de “#photofiction# 03 | Elle”

  1. Grandiose, sublime, pas d’autres mots. Mieux comprendre le photographe quand on n’en est pas un. Son dedans. Ce qu’il laissera voir ou fera voir. Tellement palpitant. Et très beaux ces deux parties. Merci.