La rue s’étire. Le long trait d’asphalte se heurte à la façade carrée d’une demeure bourgeoise. Les réverbères sont éteints. Elle cuisine. Réverbère : c’est un beau mot. Un goût de métal, subreptice et incertain envahit la langue. Sous ses doigts puis le long du poignet, monte le toucher rêche de l’assiette en fer blanc. Une salive épaisse se répand de l’arrière des molaires jusqu’au devant des incisives. La batterie est chargée. L’écran d’un smartphone projette à travers la pièce une lumière aquatique. Se sont multipliés ces dix dernières années… attroupements dans d’anciennes rues passantes… attirés par l’odeur, la vibration des foules disparues… Elle observe la rue. Elle effleure le bouton central. Pas une question de réglage plutôt d’intuition, de régularité, tout est affaire de régularité, décomposition, recomposition. Le flash s’active. Le métal, passivement, réfléchit la lumière. Sur l’écran, s’étend une grande tâche blanche.
Elle descend le long de l’allée arborée. La nuit est moite. Le cours d’eau émet un bruissement feutré. Un rayon de lune pénètre à travers les frondaisons. De la surface martelée jaillissent ça et là des éclats d’argent. se regroupent en meute… passés maître dans l’art du camouflage… dès lors, les échanges thermiques se font mal entre la peau et l’air, ils... Au ras du sol ondulent des phosphorescences bleutées. Disons, observer avec la peau, ou même pas, percevoir avec le sang, ingérer, par le seul effet d’un écart de pression, par capillarité, disons métaboliser, faire disparaître le cadre, le rendre minuscule, rendre l’image liquide, voyez, se dire que l’image elle-même observe et que l’inversion est toujours possible, se dire que l’on peut y rester logé, qu’elle pourrait elle-même disons, devenir plus réelle que l’observateur, n’est-ce pas ? Elle longe le cours d’eau. L’allée est déserte. Elle presse doucement le bouton. Le flash s’active. Sous l’éclairage brutal se dessine à l’écran, un visage.
La vapeur émanant de l’eau de cuisson se condense sur la vitre. De grosses gouttes dégoulinent et forment de petites flaques sur le plan de travail. La lumière se diffuse à travers la fenêtre embuée et projette sur la façade un cadre large. Le faisceau des branches se teinte de reflets dorés. Le fond d’un tronc se noie dans l’obscurité. Faire de l’image le support de toute sensation, un appel au toucher bien sûr, mais convoquer les autres sens, jouer des homologies, il est dans le geste et l’effet une même fonction, se fonder toujours sur ces notions voyez-vous, la vitesse d’obturation, le déclenchement. Elle évolue dans la rue déserte comme au travers d’une onde épaisse, l’oreille tendue vers le tintamarre absent de la ville éteinte. La pulpe du pouce écrase le bouton. Le flash s’active. Une ample silhouette se dessine au bout de la rue. Se protègent de la chaleur… un pelage dense et sombre… Certains spécimens… la nuit quand le temps est frais.
Elle s’oriente au chuchotement ténu du cours d’eau dans la nuit poisseuse. Sous les frondaisons, le réseau entortillé des branches comprime l’air comme le ferait une chape. Une brindille craque. Une chaleur la traverse. Le flash s’active. La gueule est largement ouverte. La salive, sous l’effet de l’éclairage brutal, fait des traînées lumineuses qui hachent l’écran. Elle perçoit sur sa peau un glissement soyeux, puis la pression rêche des coussinets. L’épiderme élastique cède sous la griffe. Un lambeau de chair se détache. Le flash s’active. Le large poitrail saisi dans son mouvement présente à l’image des contours flous. Elle évolue dans l’allée déserte. Sous la langue, se répand en caudalies tenaces, un âcre goût de fer. Elle s’éloigne du cours d’eau. Des phénomènes de concurrence intra-espèces… déserter certains centres peuplés… des quartiers entiers… Elle tape le digicode et emprunte l’escalier. Dans la douche, le jet d’eau est froid. La fenêtre est fermée.
Photographier en somme comme on renifle, je vous dirais de photographier avec le nez. Aller jusqu’au bout. Supprimer les médiations. Être prêt toutefois, là est la difficulté, moins dans la technique voyez-vous, être prêt à accepter de voir ce qui apparaît, ce que renvoie l’image ainsi captée…
Elle claque la langue. Des flots de salive sourdent des glandes. Une saveur ferrugineuse envahit sa bouche. La rue, obstinément, reste déserte. Elle dépose sur la tablette, le téléphone déchargé.
Avenue Camus. Plein jour. Tracé rectiligne. Bordée de part et d'autres par des arbres chargés de fleurs. Rue déserte. Quartier cossu. Les pétales recouvrent la chaussée, décollent, tournoient tels des pollens. A quelques mètres, la Chézine s'écoule en un filet ténu. Autrefois les bicyclettes, légères, le long de l'artère. La rue est écrasée sous la pesanteur envahissante des fleurs. La journée s'étire dans le chaud silence.
Codicille : même dispositif que la version 1, mais en changeant un peu l'écriture, partant du principe que la phrase nominale est un outil un peu paresseux. Un travail qui colle aussi un peu plus à l'exercice. L'envie de créer quelque chose de plus poisseux, angoissant.
Belle atmosphère post-apocalyptique, très sensorielle… c’est un beau développement de la version 1, personnellement je trouvais les phrases nominales souvent très puissantes « Le museau. » brrr , assez flippant… à suivre
Merci Muriel, retour utile! J’ai un peu de mal à trouver le curseur entre l’économie de moyens que je privilégiée et la précision, le rayonnement des mots. Le premier texte Mars la Rouge arrive un peu à conjuguer les deux. Ici le développement du texte finalement l’alourdit. Il y a sans doute à aller chercher quelques artifices en usant d’un ou deux mots sophistiqués dans un ensemble très sobre, un peu comme une pincée de coriandre dans une soupe de carotte.
Merci Marion pour cette nouvelle version.
Les créatures y deviennent plus précises et plus présentes. L’impression d’inquiétante étrangeté se renforce. C’est réussi.
Merci Fil, la bonne équation se trouve entre les deux je pense, et en travaillant un peu plus aussi sans doute.
Je n’irai pas par 4 chemins : cette lecture m’a remué. Me voilà dans le désordre, en bloc :
est-ce qu’il y a des bêtes à pelage à image ? un plasma d’images vivantes ? est-ce que ça se communique par, ou communique avec la salive ? dehors il n’y a plus que des espèces d’images sauvages que seuls les flashes révèlent ? aliens ? la nature reprend ses droits qu’ils disaient… un point de rencontre ou d’indistinction entre organique et technologique (la salive, la batterie) ? la grande tache blanche, par exemple, ce n’est pas qu’une image, c’est, je suis dépassé : unicellulaire ? un plancton aérien ou blob ? quelque chose d’ectoplasmique comme dans la photographie spirite ? le blanc du flash, celui de la salive… et l’eau des pâtes ? je l’ai inventé ou on fait cuire des images ? une chasseuse d’images ? et qui les mange, métabolise comme tu dis (je pense aux soupes plastiques) ? et que toute source de lumière représenter un danger c’est ça ? parce que des créatures inconnues (aliens), des images créatures, prédatrices ou en tous cas dévorantes, y trouvent leur aliment ? les appareils à photos deviennent d’un usage aussi risqué, mais vital, que « jadis » les armes à feu ? et le téléphone (photophone ?) un possible exo-organe ?
— peut-être est-ce la (personne?) support de ces sensations, véhicule ou reporter de ces images qui n’est pas ici assez mise en avant, comme personnage… (une manière d’Adèle Blanc-Sec ? enquêtant complètement empiriquement, aventureusement sur une inédite, hybride forme de vie) (mais j’ai conscience que dans le cadre de l’atelier le boulot c’est surtout de mettre en place ou d’émettre des amorces, on est au stade de incubateur : à fictions, à poétiques, à rhétoriques)
finalement, ce n’est pas que ces flashes, je veux dire les 4 vignettes de ce texte, soient un poil désincarnées — c’est surtout que ce qu’elles décrivent, ce qu’elles tentent de nous faire saisir est encore non-identifié !
enfin c’est confondant, et ça promet, non ?
et bah dis donc… je n’avais pas été si loin, j’ai juste fait des collages avec des artifices qu’on trouve souvent dans les films d’horreur : on voit le personnage errer dans la ville et t’as une bande son qui te décrit souvent les infos quelques mois avant la catastrophe. J’aime assez ce jeu de collages et de suggestions, ça fonctionne bien je trouve. C’est au lecteur de faire le boulot et de relier. Comme c’était un atelier sur la photo j’ai rajouté des flash back de cours de photographie. On peut donc imaginer une étudiante en art par exemple. Ensuite souvent dans ces films, tout devient dérangeant : ici 1.les sensations ne sont plus banales mais suspectes. Les scènes de cuisine par exemple : bruit de l’eau qui coule, raclement des couverts, sont comme annonciateurs de qqch ou alors sont en sourdine créant un sentiment de tension vers une catastrophe imminente. 2.ce qui est dit dans le cours de photographie bascule, la description de la relation entre le photographe et son objet devient organique, l’identité se brouille complètement. Ensuite s’ajoute à cela le souhait que l’on ne voie pas la créature. En fait ce qui est sous entendu c’est qu’elle n’est pas vue, non pas parce qu’elle est invisible, mais parce que celle qui la photographie refuse de la voir. On est là sur une forme de tabou, tabou que l’on ne comprend qu’en relisant le titre du passage. Ce qui n’est pas assez intégré, mais pourrait l’être en prolongeant, c’est l’érotisme. In fine, ce serait une idée que de reconvertir tous ces bouts d’histoires fantastiques, ces ambiances en nouvelle, mais il faut vraiment que j’arrive à me familiariser avec la construction d’une narration. Autant pour des juxtapositions ou des descriptions plates, j’arrive à créer une tension, autant je peine à faire tourner une histoire.
Donc j’ai fait le boulot du lecteur du mois !
Ce qui m’a fait marcher à fond, c’est que la mécanique des phrases suggère et donc produit une chimie. Réactions chimiques par simple superposition de registres de phrases. En gros : un boulot de montage, je crois que c’est ce que le cinéma a de plus fort à apprendre à la littérature.
Quant à l’érotisme, il est ici presque dépassé j’ai l’impression, tant on se sent environné de fluides, déjà dans l’interne et l’organique (même si on ne sait pas de quelle espèce d’organisme il s’agit) (ce que je disais par rapport au personnage : on ne sent pas forcément d’enveloppe)
(Je pense à certaine séries de photos de Cindy Sherman dans lesquelles, à des masques, des déguisements, des segments de mannequins se mêlent des effets de matières, de couleurs et de textures dont on n’ose pas s’avouer la provenance. Et tout ça est faux bien sûr ! du factice, du maquillage)
Et puis : pour faire tourner une histoire, sans doute rien de tel que d’en connaître la fin, savoir là où tu veux t’arrêter et suspendre le lecteur (je dis ça, moi, je n’y connais rien)
Bon, cette histoire de fin je ne l’ai pas inventée. C’est dans Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des Aliens.
p.11 : commencer par le commencement embrouille tout, il faut toujours connaître la fin pour pouvoir raconter une histoire ;
p.36 : c’est quand on connaît la fin qu’on peut efficacement raconter le déroulement des choses ;
p.48 : toute histoire se raconte par la fin, c’est quand on connaît la fin qu’on a une chance de pouvoir raconter l’histoire, savoir de quoi elle parle et la résumer dans l’ordre d’apparition des faits principaux…
Peut-être la question se résume-t-elle à ça : savoir où tu veux en venir — sur quoi tu désires que la nouvelle (bon format je pense) débouche (ou le contraire). C’est te demander quel EFFET tu veux obtenir. Car il me semble que c’est au cœur de cette manière d’écrire/composer : monter expérimentalement ensemble des petites mécaniques hétérogènes et constater l’effet produit. — Mais cet effet, c’est la fiction (ça a marché sur moi, j’ai fictionné à mort) !
Tu parles de « faire tourner une histoire », mais chacun de tes paragraphes tourne déjà, non seulement pour lui-même mais en s’engrenant aux autres, cela produit une narration (on peut entrer dans une narration sans rien entraver à l’histoire). Sans doute au format d’une nouvelle cela peut-il tenir et avancer, comme tu le fais là, par collages (à la façon de Burroughs ?) et nuage de présomptions (jusqu’à certaines devenir de plus en plus aigües ou lancinantes ?).
Mais je suis peut-être lourd, là