Cette image de moi, c’est pour avoir une preuve que j’étais là. Oui j’étais là, l’après-midi du neuf août 2022, dans la rue du Club nautique de Villajoyosa.
On avait déjeuné au restaurant du port, M. n’avait pas voulu venir, mais peut- être était-elle quand même là, dans nos têtes. Ne pas laisser mon humeur s’obscurcir, ne pas prendre ombrage d’un énième rejet. Je commandais du vin, tu étais à l’eau, tu conduisais.
Dans le brouhaha du restaurant, je m’efforçais de faire la conversation, je posais des questions, j’essayais de trouver un sujet à la hauteur du lieu. Tu répondais par onomatopées, replongeais la tête dans ton assiette. Ne pas laisser mon humeur s’obscurcir, ne prendre que ce qu’on me donne.
J’écoutais la conversation de nos voisins de table. Chez eux aussi, l’une des chaises était restée vide. Après le plat principal, ils sont rapidement partis, ils étaient attendus. Nous avons commandé un dessert, personne ne nous attendait. Pas même nous, ai-je pensé à ce moment.
L’addition, le pourboire et une copie de la carte bancaire plus tard, nous étions sortis dans la chaleur intense de l’après-midi. Il faisait tellement chaud, qu’on aurait voulu courir jusqu’à la voiture.
Nos pas étaient lourds, au ralenti, comme si l’on s’était égarés. L’asphalte bouillonnait, le soleil au plus haut, terrorisait la rue de ses rayons brûlants. Pas un chat, de rares ombres apparaissaient brièvement aux balcons. La ville avait plongé dans le sommeil.
Un bâtiment balnéaire aux stores jaunes, baigné de lumière, comme une image du passé. Une petite brise faisait balancer les branches des palmiers qui bordaient le paseo.
Je me sentais comme cette brise, un tout petit espoir dans une mer de tourments. Ne pas laisser mon humeur s’obscurcir, chercher la frivolité.
C’était toujours toi qui prenais les photos. Mais je prenais celle-là. Avec la caméra de mon téléphone accroché au cou. Une photo de l’édifice tout droit sorti des années cinquantes.
Puis je photographiais mon ombre et l’ombre des arbres qui bruissaient dans le vent. Je baissais la tête et saisissais mon image gravée sur le sol. Une image esquissée sur un bout de trottoir, une présence fragile, éphémère.
J’en prenais plusieurs tout en marchant jusqu’à la voiture. Sur l’une d’elle, ton ombre apparaît à mes côtés. Deux personnages que tout sépare, pourtant ensembles. Si proches et si loin à la fois.
Je te connais par cœur, pourtant j’ignore tout de toi. Effacés les contours précis et les couleurs, disparues les conversations, les émotions. Tout est barbouillé, confondus, lavé dans un gris uniforme. Mais mon ombre en est témoin. J’étais là, à 16h22 sur le trottoir du Club nautique de Villajoyosa. Il y a cette image où j’essaye d’exister.
Bonjour Irène
Merci pour ce beau texte tout nimbé de fragilité et de retenue. Ou n’existent presque plus que des ombres.
Je suis vraiment touché.
Quel beau texte, Irène. Tout empreint de nostalgie, exactement comme quand on regarde une photo ancienne qui nous émeut.
Essayer d’exister à travers les ombres parfois fuyantes… merci
Oh merci Fil, Helena, Jen, quelle joie de se retrouver! M’en vais vous lire avec plaisir!
belle ombre (elles le sont presque toujours, j’aime me rajeunir avec elles) qui ne révèle pas ce que dit le beau texte
(merci pour ce texte – le lieu dit et écrit m’a donné l’idée du protocole bis) (l’histoire de l’image m’a fait penser aux premiers films d’Antonioni – on en pointait l’incommunicabilité tout ça – un voile tragique mais léger, la vie même) (vraiment bien – encore merci)
Brigitte, Piero, un grand merci de votre passage par ici.
Très touchée par cet ensemble texte/photo que j’ai déjà parcouru il y a quelques jours, par ces vagues de mots qui viennent décrire l’incommunicabilité, la présence éphémère… c’est très beau