Un faire-part de naissance glissé dans un vieil album photo. L’enfant couché dans le berceau, comment pourrais-je le reconnaître ? Comment donner un prénom à cette nourrissonne, potelée, souriante, lovée dans un berceau qui, lui, est comme suspendu dans l’air, entouré de tissus soyeux, d’un voile de gaze ? A côté du moïse, des roses épanouies sont là pour lui faire fête. Très rétro en sa composition, ce faire-part mais charmant… Sous l’image, sont inscrites quelques lignes : Monsieur et Madame… ont l’honneur de vous faire part de la naissance de leur fille……, le …. Monsieur et Madame…, les parents de l’enfant X, — XX, c’est une fille ! — L’annonce est incomplète, le doute s’installe, qui sont-ils ceux-là qui ne sont point nommés ? L’annonce n’a pas été complétée, n’a pas été envoyée urbi et orbi. Trop tard pour le demander à un ancien de la famille. Tous morts, sauf l’enfant, aujourd’hui ancêtre de la famille, celle-là qui écrit et qui ne peut répondre à ce questionnement. Et si l’enfant, c’était elle ? Et pourquoi annoncer sa venue au monde dans l’honneur ? Pouah ! Pourquoi ne pas écrire leur immense joie à la venue de leur enfant ? Il est vrai que c’était un garçon qui était espéré, un héritier.
Photo en noir et blanc d’un groupe familial qui encadre une fillette à la tête bandée. Elle a trois ans et tient serrée très fort la main de son arrière-grand-mère et se blottit contre sa grand-mère qui lui sourit tendrement. Elle semble apeurée. Ses yeux sont immenses sous le turban blanc. Pas une seule boucle de cheveux n’en échappe. Elle a été rasée avant l’opération. Elle a l’allure d’un petit animal sauvage qui chercherait à s’échapper de ce cercle qui l’emprisonne. Elle puise courage auprès des deux aïeules. Ses parents sont si sévères dans leurs vêtements sombres. Son père, chic dans son costume trois pièces – on lui trouve des allures de James Stewart, même élégance, même manière de faire face à l’adversité – pipe à la main, n’a manifestement qu’un désir : la bourrer cette pipe, la fumer, s’éloigner. Sa mère, visage impassible sous le chapeau à voilette, tourne son regard vers son mari ; elle le fixe gravement, elle l’épie. Elle ignore la petite à la tête bandée. Plus juste, elle se détourne de cet enfant qui attend de sa mère une caresse, un mot tendre. En vain. Plus tard, plus grande, elle entendra sa mère parler à amis et famille de ce mois de mai où, dit-elle, « Cricri aurait dû mourir. » La médecine alors était impuissante. Elle avait échappé par miracle à une mastoïdite aiguë. Elle avait survécu. « Oui, un miracle », disait la mère, comme à regret. Elle répétait : « Elle aurait dû mourir.» Les médecins l’avaient condamnée. Elle avait survécu. Elle n’avait pas obéi au diktat de la faculté. Ces quatre petits mots seront, tout au long de sa vie, comme une écharde dans son cœur. Peut-être, l’enfant de la photo se doute-t-elle déjà du désamour maternel ? Elle se tient si raide dans sa robe de laine qui tombe sur des chaussettes en laine elles aussi, qui tirent-bouchonnent sur ses bottines vernies. L’ambiance est lourde. La façade de la villa devant laquelle ils se tiennent est grise, comme le ciel plombé au-dessus du jardin que l’on devine dans la partie gauche de la photo. Plombé comme leurs esprits, sans doute. Des rumeurs courent, des peurs naissent. On s’interroge : la guerre est-elle inévitable avec les Allemands ? On partira la fleur au fusil, on les aura, les sales Boches. Ce sera rapide, on sera à l’abri derrière la ligne Maginot, le conflit sera court. Les Chleuhs, on va les écraser. La France sera forte et grande… Et la petite, dans tout ça ? Elle est comme oubliée.
Un père, sa fille, cinq ans peut-être, tous les deux raides dans l’attente du déclic qui les libérera, sourds à l’injonction du photographe, souriez, respirez, riez. Qui tient ce rôle ? La mère peut-être ? Lui, un homme grand, mince, dans un pardessus d’hiver qui semble fatigué, un feutre rabattu sur son visage, il a gardé en bouche sa pipe. La petiote, dans un manteau de laine tricoté par une femme de la famille, ouvre de grands yeux sous son bonnet de lutin. Sa main droite est cramponnée à celle de son père, il est son refuge, son assurance. Dans le creux de son bras gauche, est installée une poupée qui lui a été offerte par son grand-père. Très raide cette poupée vêtue comme une alsacienne, une coiffe en ailes de papillon, une longue jupe ornée d’un tablier brodé. Cette poupée, on devine que l’enfant ne l’aime pas, elle déteste son visage de porcelaine et tout ce qui est caché à travers elle de son histoire familiale. Elle a trop écouté chanter les siens : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine…et malgré vous…Elle ne sait pas ce qui lui fait peur, mais la peur est bien là, de trop entendre autour d’elle les adultes parler de la guerre, de l’honneur, de la famille, de la patrie, de ce coin d’Alsace bossue revendiquée par tous, vénérée, chantée mais lointaine, inconnue… Plus tard, bien plus tard, elle partira avec son frère à la recherche de ses origines et de cette aïeule mythique née à Altwiller en 1853, qui se nommait Fink — qui se nommait Pinson –. Elle dira qu’elle comprit alors qu’elle était arrivée chez elle, inscrite en cette terre, elle était enfin de quelque part. Pour l’instant, la petite n’a qu’un désir, vite rentrer chez elle et se débarrasser de cette poupée sans âme.
Ce matin il y a une grande agitation dans le pensionnat. La sœur tourière a sorti une dizaine de chaises, des bancs, les a installés dans la cour sous le magnolia. Elle a laissé bien visible la statue de La Vierge sous son auvent de tôle. Elle aussi mérite d’être photographiée, en remerciement pour sa protection perpétuelle. Chez nous, soyez Reine, nous sommes à vous… C’est le grand moment, tant attendu, celui de la photographie des classes de 11ème et de 10ème, les petites de l’école. D’ailleurs, les voici qui arrivent, en troupeau de douces agnelles, encadrées par sœur Séraphia, si méchante sous son apparence aimable. Et elle y va, de sa voix autoritaire, de ses taisez-vous, sinon je… Vous, les plus petites, devant assisses sur les chaises… Vous les plus grandes, les plus sottes de surcroît, vous vous tiendrez debout au deuxième rang… Et vous, de taille moyenne, allez, grimpez sur les bancs… Je veux vous voir debout, bien raides, mains croisées dans le dos… Les plus petites ont leurs mains posées sur le ventre et leurs jambes pendent dans le vide. Interdiction de gambiller, de s’agiter. En quelque sorte, toutes aussi statufiées que Marie qui les bénit… Un rien de douceur dans ce cadre sévère. Mademoiselle Bontoux, leur institutrice, a pris place auprès des petiotes et son regard bienveillant les rassure. Elle sourit à ces enfants condamnées au silence, à l’immobilisme et qui bientôt seront sommées de sourire. En son for intérieur, elle s’amuse de la situation, observant toutes ces chaussettes hautes de laine, qui tire-bouchonnent sur des chaussures parfaitement cirées, ces nœuds pour retenir leurs cheveux, leurs couettes, nœuds de satin, nœuds écossais, sages ou coquins, en écho avec les lavallières sous cols claudine et leurs vestes tricotées par mères ou grands-mères attentionnées. Ah, leurs mères ont du s’appliquer ce matin pour qu’elles soient les plus belles pour aller danser, non, pour être photographiées. Elles n’ont pas le cœur à danser, elles sont sages, figées comme des images et même en examinant l’une après l’autre ces écolières, impossible de détecter un sourire, peut-être un sourire sur le visage d’une rondelette au dernier plan ? Impossible de deviner un mouvement, elles sont au garde-à-vous, sous la férule de sœur Séraphia qui, hors cadre, organise la cérémonie. Elle remarque que la petite du premier rang, à l’extrême gauche, a posé ses pieds sur le barreau de la chaise et ses mains sont grandes ouvertes sur ses genoux. Elle la réprimande. Hélas, elle est intervenue trop tard. Le photographe, excédé de trop d’attente, a appuyé sur le déclencheur. La photo est prise. Cette tâche dans l’harmonie ! Aura-t-elle grondée la fillette indocile ? Quel était son prénom ? Oublié ! Mais on peut l’imaginer drôle et douce amie.