A peine une minute d’arrêt à la station Molière. Ce soir toute la ville est un corps qui brûle, nébuleuse, dépeuplée, intouchable. Seuls sur la place en travaux quatre jeunes SDF chahutent avec une pétulance inhabituelle autour d’une sorte de borne qui fonce la croûte de sable damé : un point d’eau, semble-t-il. Des rires crèvent la chape et avivent des éclaboussures, des rires au goût de pastèque. C’est un cylindre capuchonné de ce vert typique du mobilier urbain parisien du XIXème siècle, kiosques, bancs et colonnes Morris, une fontaine parisienne en détachement. Maigrichonne et un peu de travers, elle dépare le désert ocre de la grande place. Ganglion, anomalie invisible hier à la même heure. Ou je ne l’ai pas vue, difficile de trancher. Pas plus de souvenirs du temps du parking, avant les travaux, mais ça ne veut rien dire, on met parfois des années à remarquer ce qui a toujours été là. Hier, elle pouvait être masquée par les panneaux mobiles des chantiers qui chaque jour redessinent la place. Présente mais dérobée. Ce soir tout est clos et bouillant, les engins et les panneaux ont disparu, reste sur le côté une cahute discrète aux allures de toilettes publiques. Revenir demain, regarder de plus près.
La fontaine n’est pas tout à fait au centre de la place. Rien d’ailleurs dans le choix de son emplacement n’atteste des égards d’un œil diligent, elle semble avoir été posée n’importe où par une main indolente. Elle flotte, c’est le cas de le dire, la fontaine flotte en intruse, bancale et sans racines, et pourtant indubitable, nécessaire. Rien à voir avec les Reines graphiques et allègres qui accordent leurs jets sculpturaux comme une grâce indue ; celles-là pas question de s’y tremper, encore moins d’y éteindre sa soif, l’eau ne frappe que l’œil et l’oreille, cette eau-là est un mirage. Ce matin, la place brûle encore. Les jeunes marginaux ne sont plus là, sans doute repartis vers quelque recoin obscur. L’air lourd chargé de la poussière du chantier se trouble d’une note humide et volatile. C’est une fontaine à manivelle que la main empoigne, entraîne, pousse, pousse plus vite en quête de quelques secondes de mouvement autonome. La fonte échauffe la main, l’objet vibre et glougloute au rythme du couinement, l’eau coule, l’eau gicle et s’évapore, l’eau abreuve la tâche foncée sans jamais la hisser au rang de flaque. Au sol une dalle dessine une porte verticale vers les profondeurs. Le socle minimaliste de la fontaine s’y raccroche par des vis rutilantes mais mal fixées. Plus haut un robinet rouillé, un poinçon illisible : pas de doute, c’est de la récup’, une jouvencelle dans son jus pas faite pour s’établir. C’est une petite vieille en marge, mal assise, nomade. Une fontaine pour boire. En ville, au centre de rien et à côté de nulle part. Une oasis portative.
Beau texte no man’s land urbain. Merci !
Merci à vous, Fil Berger ! Votre hospitalité sans faille pour les textes des autres participants est admirable. Si si !
écorché c’est le mot qui me vient tant ce texte brûle la peau et dessèche les muqueuses, et l’oasis portative semble bien dérisoire à y porte remède.. Que de sensations !
Merci de votre lecture sensible. Je compte beaucoup sur l’oasis portative pour désaltérer, même un peu (avouerais-je que le premier jet de ce texte a été écrit en pleine canicule ?)