Du jazz, un mobilier blanc design, des roses en bouquet rond, deux petites tables basses dodécagonales marquetées, des protège-revues en plastique bleu masquent les titres, un sol gris en béton ciré, un ascenseur translucide, 1% culturel d’un tableau d’affiches déchirées dévoilant un mur moisi, une discrète orchidée violette, l’extérieur déformé par le sablage des vitres anciennes, dentelles floues et végétale de la ferronnerie des balcons, lignes gondolées des pierres de tailles qui, observées dans un certain état d’esprit, pourraient donner la nausée, le reflet grotesque de la salle d’attente dans une haute poubelle chromée, des noms précédés systématiquement du mot madame, deux extincteurs rouges et des femmes qui ont peur.“ Ne respirez pas ! ”
Ça ne s’était pas trop mal terminé, cet examen. Contrairement à Jane Sautière, nulle mention n’avait été faite de ma nulliparité, et je me sentais sinon nulle part, du moins à côté. J’en étais ressortie avec des yeux tout propres et ce petit texte, que j’aurais voulu incisif, dénudé, sans appel. Dans les semaines qui suivirent, je l’augmentais d’autres brèves — brèves quoi d’ailleurs ? Rencontres ? L’épaisseur d’aquarium qui me séparait de ces vies invalide ce mot, comme un code incorrect –.
Dans un café, un homme d’environ quatre-vingts ans, hurle au téléphone : “Je te dis que j’ai téléphoné à mon cabinet d’expertise. Est-ce que tu m’entends ?” Rien d’autre, pendant 10 minutes d’affilée. Il s’interrompt pour s’excuser : “C’est ma mère, elle est sourde”. Elle l’est devenue, probablement… Il a mis le haut-parleur, pour mieux entendre cette surdité et la faire partager à tous. Il s’avère sur la longueur que cette phrase est la seule que la mère n’entende pas.
Dans un parc quasi-soviétique de la banlieue nord, 5 femmes asiatiques répètent une chorégraphie assez simple, au son d’un petit radio cassette posé au sol. Je fais le tour du parc. Si je ne les avais pas vues arriver, je croirais qu’elles sont là pour toujours. Une petite fille les accompagne et s’ennuie ferme à quelques pas de là, dans son anorak rose, réplique réduite de celui que porte une danseuse qui pourrait être sa grand-mère.
Même quand j’avais une interaction directe avec un des sujets, je me tenais loin.
Une jeune femme blonde aux yeux dorés dans une pizzéria surchauffée. Dans l’espace bruyant d’une minute où nous nous croisons, au milieu des serveurs à vau-l’eau de la fin service, elle me déclare :“ J’aurais du plaisir à faire du théâtre si cela se déroulait dans un autre cadre.” Je pense au manteau d’Arlequin. Je me demande ce que le plaisir vien(drai)t faire là. Finalement, je commande une Reine. C’est mon emploi.
Cette jeune femme, par exemple, je dois la connaître, l’anecdote n’est pas si vieille et pourtant elle est totalement étrangère à ma mémoire. Comme un enfant qui observe les ombres divaguer au plafond de sa chambre, j’étais probablement encore allongée sur le lit d’examen, dans le tunnel formé d’un aimant ainsi que d’antennes adaptées à la région à explorer. Sa voix, je me la racontais peut-être pour calmer ma respiration, ma peur de l’enfermement, du manque d’air, pour couvrir le bruit répétitif de la machine, la crainte que mes tympans soient abîmés l’emportant semblait-il sur celle de la maladie, de la mort.
En terrasse, je vois passer une vieille connaissance traînant un petit vélo bleu d’enfant, comme une prothèse maladroitement adjointe à son bras. Il appartient à un petit garçon très occupé d’un sabre laser silencieux. Sa femme ne dit pas bonjour, lui me fait la bise en disant “Mes enfants…” avec un geste vague de son bras libre et s’en va les rejoindre. Je remarque en effet un quatrième de la partie : adolescent assorti au vélo, dans tous les sens du terme.
Je postais ce texte sur ma page Facebook, comme j’avais fait des précédents, dans une amicale indifférence. J’aimais en voir la somme apparaître et savoir qu’ils étaient rangés quelque part, hors de chez moi, qu’ils n’étaient plus mon affaire, qu’ils prêtaient à sourire, qu’ils n’engageaient à rien. Mais un jour, une lointaine cousine que je n’ai plus vu depuis les calendes écrivit en réponse à quelques commentaires amusés :
Pfffff !! N importe quoi !!! Pourquoi une femme ne peut avancer avec sa famille sans se soucier de la personne à qui dit bonjour son mari ? C est vous qui êtes suspicieux ! La liberté de vivre sans rendre de compte à ses proches … Ça vous parle ?
Et à l’intention d’une remarque lapidaire sur les familles :
Et les familles ordinaires c’est quoi ? C’est un quotidien qui vous semble morose ? Faible culturellement ? Vous pensez que ces familles n’ont rien à partager ? Rien à donner ? Rien à recueillir ? C est quoi cette façon de se placer ailleurs que dans une famille ordinaire ? Vous êtes peut être EXTRAordinaire ! Alors c’est quoi votre super pouvoir ? Pas celui d’améliorer le quotidien de ces familles ordinaires apparemment … Même leur rendre leur vie un peu moins « déprimante » !! Désolée Manue mais je dois être trop inculte pour comprendre tout ceci…
Est-ce parce que la cousine en référait à un diminutif hors de circulation depuis plus de 30 ans ?… Je lâchais le petit registre. Cette vue particulière s’était brouillée. D’autres choses se pressaient aux portes d’écrire, mystérieuses, dédalesques, qui requéraient de moi une présence de chair et d’os, et non plus ce flottement en caisson d’isolement sensoriel. Il me sembla comprendre ce que Balzac entendait vraiment par être le secrétaire de son temps.