Heureusement que mon frère jumeau adoptif m’a prêté sa compétence à repasser un pantalon avec le fer à braises. Tout le monde est habillé de son mieux dès le matin d’un tel jour. Et il y en a d’impatients à le montrer. Les autres matins, quand on sort de la case des frères célibataires, pourtant à la même heure, on ne croise presque personne. Mon jumeau est déjà sorti, lui aussi, assis sur le petit mirador, il sourit de toutes ses dents, il fume et il attend. Mon père adoptif est en mouvement, comme d’habitude. Mais contrairement à l’habitude, il n’est pas en train d’arpenter les rues du village de son pas pressé. Il vérifie sur place que tout aille bien pour tout le monde, c’est peut-être le seul matin de l’année où il surveille ainsi tout le monde sur place.
Pour autant, il n’est pas question de rester toute la matinée dans la petite cour de la concession familiale. La politesse veut qu’on aille assister au sacrifice chez les oncles tuteurs. Chez eux, les efforts vestimentaires du jour sont encore plus visibles. Du coup, Kaw Sefou et Kaw El Hadj ont l’air de personnages de théâtre ou d’officiants orthodoxes, avec des broderies dorées aux manches. C’est Kaw Sefou qui tient la machette. Le bélier est attaché devant sa case. On le voit pleurer avant de trancher la gorge blanche. Son grand frère, Kaw El Hadj lui touche alors l’épaule d’un geste théâtral. Et le sang coule.
Le sang coule presque à la même heure dans toutes les cours de concession. C’est le moment pour chaque petit groupe de retourner chez soi, c’est le moment du dépeçage. Mon grand ami Bah est venu aider au nôtre. Il connaît bien les morceaux de viande à détacher des masses de graisse. Il lui faut justifier sa réputation d’homme qui se transforme parfois en hyène -c’est sa famille qui veut ça- et, à moment donné, comme sans doute chaque année, il avale à grand bruit une masse de chair crue qui paraît énorme. Puis il sourit longuement.
La première viande découpée a très vite été grillée. L’odeur qui règne au-dessus du village a de quoi faire rêver quand elle arrive un matin de la saison de soudure où, dans la plupart des concessions, les jours avant, on n’a absorbé que de l’eau bouillie et salée dans laquelle avaient cuit quelques feuilles. On mange donc de bon appétit, avec des sourires et des gestes de partage. C’est la première fois que je vois mon père adoptif manger avec ses fils et distribuer les beaux morceaux.
Mais il n’y a pas de temps pour digérer. Même si la cuisine des plats de viande en sauce se poursuit, il faut bouger. Les femmes les plus jeunes vont continuer de cuisiner, quand on n’a pas de frigo pour conserver la viande, il faut tout manger le jour même. C’est la marche pour aller à la Mosquée qui tient lieu d’exercice entre les plats. On me demande d’y aller aussi, pas mon père mais mon jumeau. Je n’en comprends pas plus le sens qu’un enfant qui vient de naître sans doute mais je finis par me laisser entraîner, par faire celui qui imite et qui verra comment écrire sa propre histoire après…