personnage hors série, onze fois trois trente-trois (le journal d’Édouard Levé)
Un romancier s’est fixé la contrainte quotidienne d’écrire sur son blog un court texte commençant par : « Aujourd’hui… ». Ses lecteurs les plus assidus en font le cœur de son œuvre. Prisonnier de son protocole, il n’écrit plus rien d’autre. Son éditeur envisage une publication.
Un vieil homme, tout endimanché, avec une valise à ses pieds. Pendu sur son palier. Au service d’enquête, ses voisins le présenteront comme quelqu’un de discret, sans histoire. En ouvrant sa valise, on découvrira plein de feuilles manuscrites volantes.
Un petit homme saute du tramway et se presse vers l’entrée du grand musée de Lisbonne. Il transpire malgré la fraîcheur de l’océan sur la ville. Il est même un peu rouge, engoncé dans son costume. Son chapeau melon semble un peu petit, il manque de le perdre.
Une jeune fille, le visage mâché par la mauvaise nuit, se tient fébrile au bord du quai. Le souffle du métro qui déboule lui ferme les yeux, son visage se détend. Le flot montant et descendant des passagers la bouscule. Le métro repart.
Un météorologue, seul dans sa cabane, poste d’observation avancé au milieu de la steppe. Par radio, il annonce aux villes de l’Ouest les nuages qui arriveront bientôt dans leur ciel. On lui reproche trop de mauvaises prévisions et on le menace de mutation encore plus à l’Est.
Un agriculteur attablé dans sa cuisine. Il tourne lentement une petite cuillère pour mélanger les sucres qu’il vient de faire tomber dans son bol de café. Il est 10 heures. Sa femme va revenir dans un instant de la boîte aux lettres, avec le courrier du jour. Elle lui laissera ouvrir la lettre.
Une reporter de guerre et son fixeur interrogent une petite femme très âgée dans un village bombardé il y a peu. Soudain, la vieille se baisse, s’empare d’un débris et le lance en hurlant en direction d’un gosse qui rode dans les ruines.
Un pêcheur sur les rives d’une petite rivière ombragée par de grands arbres. Le sillon de sa canne et le fil s’agitent. Il remonte sa ligne. Au bout, un gros poisson leurre multicolore. Il en a ôté tous les hameçons. Il relance vers l’amont.
Un petit gosse se fabrique un clown de papier en dessinant et coloriant des feuilles qu’ensuite il assemble avec un tube de colle. Il s’applique. Il use plusieurs feutres. La nuit est presque tombée quand il suspend son personnage à la fenêtre de sa chambre. Le clown s’agite dans la brise.
Elle gare sa voiture avant de rejoindre l’arrêt pour prendre le bus du boulot. Depuis une semaine ils sont là, une famille et leurs trois gosses. Ils vivent là, sur le parking, leur fourgon fatigué pour maison. Elle promet de leur parler ce soir. Elle achètera des bonbons en sortant du travail. Elle Promet.
Un romancier se rend au supermarché où il a ses habitudes. Au fond du chariot qu’il emprunte pour faire ses courses, un ticket de caisse froissé. Il le déplie et le lisse pour mieux lire la mauvaise encre qui s’efface déjà. Entre ses mains, son prochain livre.