— Ah, on voit bien que vous ne connaissez pas Bréhier !
Quand même incroyable que vous n’ayez jamais croisé sa carcasse de grand maigre… Encore plus que vous n’ayez jamais entendu parler de lui … Notre célébrité locale … D’abord son allure de milord dégingandé, foulards de soie autour du cou, fines lunettes à monture dorée … En s’approchant on voyait bien que son déguisement de gentleman farmer, de hobereau si vous préférez, était un peu usé aux entournures mais avec son port altier, voire un peu raide, il détonait parmi les paysans du cru … Et cette chevelure … On la voyait de loin … Il parait que sa crinière était blanche avant ses trente ans … Rapport à ce qu’il aurait vécu là-bas … Je vous assure avant ses trente ans … La médecine a déjà vu ça ; en cas de grands chocs, les cheveux qui se dressent sur la tête et d’un coup, en suivant, une hormone qui n’est plus sécrétée … Lui la grande frousse de sa vie, la première, il la doit à l’Histoire, l’Histoire avec sa grande hache comme dit le poète … Elle l’a fauché là-bas, en 1917, à Petrograd … Toutes les révolutions de cette année-là il les a vécues, la menchevik, la bolchevik et encore la guerre civile d’après, mais il était disons, si vous permettez le jeu de mots, du mauvais côté de la barricade … Du côté des Blancs … Plutôt que d’essayer de sauver sa peau avec ses conscrits dans la boue et sous les obus à l’Ouest lui, gants blancs, costume sobre et sombre, il s’était fait embaucher avant-guerre comme sommelier au service d’un de ces grands-ducs du vaste Empire russe … Plus qu’à la justesse de son palais, c’est surtout à sa langue bien pendue qu’il la devait sa place … À son talent d’acteur aussi … Bon, je vous l’accorde, il s’y connaissait sans doute un peu en vin, il avait ses origines en Touraine mais surtout il parlait haut et fier… D’ailleurs si je vous raconte ça, ça vient de lui ; son bagout on l’a bien connu ici au pays de sa femme… Sa femme et ses petits gosses renvoyés par le dernier paquebot avec des malles remplies à la hâte ! Lui mettra sept ans pour les rejoindre ! Oui vous m’entendez bien : sept ans ! … Il a raconté … On passait le voir à la “Datcha” … C’est comme ça qu’ils avaient rebaptisé l’hôtel du beau-père, lui il était à la réception et faisait aussi un peu le barman … oui on était nombreux, au début, pour le dépaysement qu’il offrait, on l’écoutait … On a d’abord douté avec ses histoires de chasse aux loups, de troïkas perdues dans l’hiver, ces combats de cosaques dans les steppes, à vous faire pâlir un Michel Strogoff … Et puis, les bals au Palais d’hiver aussi … Pouvait pas l’avoir inventé tout ça … On aurait pu accuser la boisson, mais il en abusait pas … Surtout, il y avait les souvenirs des malles pour prouver… Ceux qui avaient été sauvés de là-bas … On les voyait à l’hôtel : la fourrure d’ours et la chapka, les grosses bottes de feutre, le samovar, le poignard de chasseur … Aussi, de ces petites icônes dorées … On les voyait bien … Pendant que lui nous racontait là-bas, sa femme travaillait dur à la cuisine, dans les chambres mais les clients étaient pas bien nombreux … Eux aussi ils les écoutaient les souvenirs … De là-bas il avait rapporté surtout de ces colères noires … Noires comme le thé qu’il vous offrait, noires d’avoir perdu sa situation de là-bas, la richesse presque faite … Et cette haine des Rouges qu’il vous déversait … Leur en a toujours voulu aux Rouges, s’en cachait pas même quand ici ils poussaient aux élections … Les souvenirs se sont usés, noyés sous la bile noire de son ressentiment … On passait moins le voir … Et puis, avec le temps, les souvenirs de là-bas, on a commencé à les retrouver de plus en plus aux devantures des brocanteurs de la région … Sûr que certains en ont acheté de ses bibelots … Un aventurier notre Bréhier ? … Ne rêvez pas … Loin d’un Cendrars admirant les rondeurs pâtissières du kremlin … Un type pas très net … D’ailleurs on dit que pendant l’épuration il a eu chaud …
Ma première tentative lors du cycle personnages été 2017 : https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4457#nh27