#enfances #01 | l’Oncle

écrire Blanche, son enfance, la tracer depuis l’absence de souvenirs qu’il y aurait à décrire car l’enfance n’en reste pas moins un pays, le seul peut-être, dévasté, venteux, aux portes de l’absence, de la grande invisibilité, des mondes multipliés, rauque, où elle avance sur place les yeux baissés accoudée à la fenêtre, de nuit, dans Paris, un paysage aux larges coups de brosse mais reconnaissable à coup sûr, où elle retourne, où elle retourne, qui la reprend, qui la reprend, qui la retient, qui l’immobilise, que des personnages silencieusement hantent. dont ne reste qu’une connaissance intime désertée par les mots. seule ce serait vivre avec des fantômes.

de fantôme, il n’y en a qu’une qui compte, deux peut-être. les autres disparaissent, les uns après les autres, flingués. dans les airs restent leurs déchirures.

le personnage décrit ci-après fut à l’origine du malheur, elle l’aperçoit sans y croire tout à fait. après-coup se dit-on mais pourquoi faut-il qu’il vécût, cet homme-là. on le dit ce jour dans une ambiance de guerre et de rancœur où la vie humaine semble avoir perdu tout son prix.

longtemps aux trois enfants, il envoyait des lettres ou des cartes postales qu’il signait l’Oncle ou le Loup, la dernière lettre du mot se prolongeant d’un trait revenant en arrière, se glissant sous le mot pour faire signature, toujours agrémentée du fin dessin d’un longue tête de loup dont l’image imprima sa rétine.

une nuit – souvenir reconstitué –, il sort de prison. elle, depuis la chambre mansardée, dans le noir pieds nus tous les étages descendus pour assister accroupie du haut de la dernière volée d’escaliers à une scène oubliée, la silhouette de sa mère dans l’entrebâillement de la porte de rue qui cache à sa vue cet homme jamais vu jusque-là, dont elle ne sait pas qui il est, qui tempête, dont les cris l’ont fait descendre, c’est l’oncle Jean. a-t-elle neuf ans? la scène se répètera.

il faudra comprendre que c’est l’alcool.

une autre fois, autre souvenir, un autre souvenir absolument stupide, en voiture, il conduit, mais que fait-elle à l’avant, ses frères seraient à l’arrière, mais que font-ils seuls avec lui, a-t-elle du bout des doigts touché le tableau de bord juste au-dessus de la boîte à gants, l’a-t-elle trouvé si chaud qu’elle pousse un cri d’oiseau, l’oncle alors aussi mielleux que goguenard lui dit que le pare-brise est chaud au point qu’on pourrait « y faire cuire un œuf au plat», son rire lorsqu’il se rend compte qu’elle l’a cru, « un œuf ? – mais non petite sotte, je plaisantais… », tandis qu’il repart dans un nouveau récit.

Blanche écrit, étonnée comme elle cherche les mots plus justes pour dire le peu, des souvenirs remontent.

l’oncle est une nature volubile, sa face grande agrandie par un début de calvitie et les yeux par ses récits excessifs se rétrécissent quand il rit, il multiplie et croise jeux de mots et phrases sentencieuses. sa faconde charme, horripile ou effraie, ou tout à la fois.

une autre fois, autre souvenir, dont il ne reste rien sinon son dos à elle qu’elle voit assis, lui probablement en face d’elle, ils sont à table, la table de la salle à manger, derrière lui la porte, il exige d’elle quelque chose et elle ne veut pas, personne ne dit rien, il se fâche, il y a ses parents, ses frères, est-ce un dessert qu’il a apporté qu’elle ne veut pas manger, il insiste, s’énerve, sont-ce de merveilleux merveilleux meringués blanc, il hurle, elle ne retient aucun de ses mots, depuis ses douze ou treize années de vie, son petit buste droit contre le dossier, raidi, pris dans un pullover vert, perçoit seulement une hostilité qui vise en elle la fille, le féminin, elle ne se l’explique pas, le sent, elle tient, ne cède pas, descend de sa chaise, contourne la table, prend la porte, s’en va, monte dans sa chambre. nul n’a rien dit, nul n’est intervenu. (après cela, paradoxalement elle ira dans une plus grande coïncidence avec elle-même. et le sentiment d’avoir saisi quelque chose de cet homme, de ce type d’homme, et de la distance à maintenir.)

l’enfant Blanche n’a pas haï son oncle, ne l’a pas détesté, l’a subi, tout juste. c’était son oncle. il était là. que reste-t-il aujourd’hui de lui ? de son meurtre, à lui, de son double meurtre ? rien n’efface cela, se dit-elle. rien n’efface cette marque particulière. c’est ce qu’elle ressent. très longtemps les parents l’ont caché. s’il a tué quelqu’un, disaient-ils, c’est sans le faire exprès (balle perdue).

A propos de véronique müller

même si je perds le fil, je m'en sors plutôt bien mal.

5 commentaires à propos de “#enfances #01 | l’Oncle”

  1. Les répétitions rebondissent d’un souvenir à l’autre, tantôt précisent, tantôt effacent. Elles matérialisent la difficulté de se souvenir et rendent plus aigus les moments de lucidité. Très beau texte, très fort. Merci Véronique.

      • je en suis pas sûre d’en avoir trouvé. du futur antérieur (pour le supposition), du conditionnel passé, oui, qui sont des temps que j’affectionne particulièrement. pour rendre la supposition ou l’incertitude d’un chose que j’affirme.;..

        edit : j’ai rajouté un futur simple.