Tu as arrêté l’école pour travailler à la gare. C’est dangereux à ton âge d’accrocher les wagons mais tu es souple et fort. Et puis ton père a dit Il faut que tu y ailles, ça ne se discute pas.
Lorsque tu rentres le soir, tu l’aides derrière le comptoir.
Tu écoutes les histoires des hommes entre eux quand ils ont trop bu. Tu ne comprends pas tout, mais tu ris pour participer à l’ambiance. Tu t’encanailles par ignorance, il en restera quelque chose, enkysté contre les femmes.
Ta mère est silencieuse. Tu jettes un œil à la dérobée mais elle ne te regarde jamais, ou alors lorsque tu ne la vois pas. Elle ne te nourrit que du nécessaire, elle n’est pas gourmande.
Tu as sommeil souvent. Aide-moi ! Tu tiens l’entonnoir pendant que ton père renverse la bonbonne ronde, tu humes les vapeurs du vin, une façon de le goûter.
Dehors le soleil brille haut, et les tâches ombrées des platanes tremblent sur les tables de la terrasse. Tu vas et viens, tu cours, fier d’être presque grand. Le dimanche, il y a du monde. Dépêche-toi ! Tu fais ce que tu peux. Quelquefois sa main est leste, tu rentres la tête dans les épaules mais la marque reste rouge sur la joue.
Tu n’as pas de frère ni de sœur.
Souvent tu guettes un sourire sous la moustache fine. Souvent tu attends un signe d’autre chose qui ne vient jamais. Et puis un jour, un photographe est venu planter son appareil devant la terrasse du café. L’assistance prend la pose, ton père lisse ses cheveux, il est là, au centre – ta mère assise derrière lui. Il hésite à prendre sur le bras le plateau rutilant, avec la bouteille bleue d’eau de Seltz et les verres qui scintillent. Tu es sur le côté, accroupi sur un genou plié. Viens ! Tu t’approches. Tu ne sais pas ce que tu éprouves, une crainte mêlée d’un espoir fou. Pas sans mon fils ! Il te place auprès de lui. Tu fermerais bien les yeux pour mieux sentir sa main faisant pression sur ton épaule.
sera-tu ainsi pour ton fils ? ou les temps auront ils changé ?