Regarde-toi dans le miroir, épie les reflets dans la haute fenêtre de la salle de classe ou bien dans la porte-fenêtre de la cuisine de la maison d’enfance, celle avec le rideau en dentelle blanche, ou scrute cet écran où défilent de vieilles photographies. Allez, lève la tête, regarde-toi à tous les âges. Toi avec ta sœur un an avant son décès. Toi au baptême de ton frère. Toi avec une médaille autour du cou pour avoir eu de bonnes notes à l’école, au mariage d’une cousine dans une robe qu’on t’avait obligée à porter. Toi avec son sac à dos à l’aéroport de Jakarta, sur un marché des Andes, dans une forêt scandinave. Si reconnaissable à tes cheveux rouges et à ton air déterminé. Comme une double peau sur ton visage. Pas une photo avec ton père. On t’a rapporté qu’à sa première visite à la maternité, il n’avait pas voulu te regarder. Dans ce détournement des yeux et du corps, déjà contenu le trouble qui s’emparera de toi plus tard, quand tu auras un peu grandi et affirmé ton caractère, quand il n’osera pas t’affronter, te dire tout ce qu’il a de mauvais dans le cœur, tout ce mauvais qui l’empêche de produire le geste tendre qui pourrait te sauver. Ce rejet va te poursuivre une bonne part de ta vie. Pourquoi n’a-t-il pas donné ce regard, ce simple clin d’œil au seuil de ta naissance avec la mer qui commençait à envahir le port et déborderait sur le môle avec la grande marée annoncée. Plusieurs pistes possibles.
Hypothèse 1 : le désintérêt pour les nouveau-nés
Celle qui vient de te pousser hors d’elle, déploie ses sourires. Instinct de mère, folie de mère, lien viscéral construit depuis le début de ta vie dans l’œuf. Ça oui elle te voulait, et en ces premiers instants elle est tout entière tournée vers toi mais lui, le père, qui a débarqué au lendemain de ta naissance, a bien d’autres choses en tête : tout ce qu’il lui revient de faire en l’absence de celle qui tient la maison d’habitude et s’occupe de leur fille aînée, sans compter qu’il a dû prendre sa matinée, abandonner le chantier pour se déplacer jusqu’à P. – ce n’est pas tout à fait la porte à côté –, aussi repasser par la maison pour prendre sa fille avec lui. Pour la calmer il lui dit Tu vas voir ta petite sœur, parce que tu as une petite sœur maintenant. Au fond il se demande comment il va pouvoir tenir pendant une semaine sans sa femme, et puis s’il pouvait parler sincèrement, il reconnaîtrait qu’il n’a que peu d’intérêt pour les créatures qui sentent le lait et ont les os fragiles. Avec ses mains de travailleur il ne saurait pas soutenir la tête comme il faut. Le mieux est donc de faire vite, de ne pas s’attarder. À peine il tourne les yeux vers le berceau, dépose un baiser sur le front de ta mère avant d’attraper la main de ta sœur, gagne le port et enfile le chemin de côte. Une fois hors des bâtiments, il aura respiré mieux. Heureusement la petite aura été sage comme une image.
Hypothèse 2 : le sentiment d’exclusion
Ne pas oublier que l’homme a eu bien peu d’interaction avec ce qui se passait dans le ventre de sa femme. Il est resté extérieur aux transformations du corps à côté de lui et tout tend à démontrer qu’il n’était pas ravi de cette grossesse. Depuis quelques années il s’applique à ne pas lâcher sa semence afin de ne pas engendrer de nouveaux enfants. Peut-être bien qu’il veut la garder pour lui toute entière, cette femme-là, ne pas avoir à la partager avec une bande de marmots, raison pour laquelle il s’applique au retrait, enfin ce genre de choses. Sa frustration aura été renforcée par cette nouvelle naissance qui l’éloigne encore davantage de son rêve de fusion avec l’épousée. Il n’a donc aucune raison de manifester de la joie ou de l’affection à ton égard.
Hypothèse 3 : le soupçon d’adultère
Ce duvet roux sur ton petit crâne translucide est bien visible et il est raisonnable de penser que ce détail aura engendré un doute chez ton père déjà affecté par la déception liée à ton sexe – il espérait un garçon. Lui-même a le poil châtain blond et cranté, et l’accouchée présente un cheveu épais et souple, d’un châtain un peu plus sombre. Une équation impossible à résoudre sinon par l’intervention d’une autre semence. A-t-elle pu le tromper ? Cette pensée aura pu surgir alors qu’il est seul à la maison avec sa fille aînée qui pleure souvent en l’absence de sa mère. Une pensée qui l’aura transpercé. Lui trompé, dupé, ce n’est pas supportable. L’émotion aura pu être si violente qu’elle aura entraîné son repli et par la suite durci ses mots – après, il ne pourra plus parler autrement qu’en rugissant. Il n’en aura jamais parlé à personne, soupçon demeuré à l’état de divagation, de fantasme, qui aura forcément déformé son rapport au bébé que tu étais et à la famille.
Hypothèse 4 : la malédiction
La mutation du MC1R, gène situé sur le chromosome 16, entraîne cheveux roux et peau diaphane, version récemment corrigée par des chercheurs écossais qui auraient identifié huit gênes responsables. Mais qui le sait à cette époque ? Sûrement pas lui qui n’est allé à la communale que jusqu’au certificat d’études. Il y a juste ce bruit qui court dans les campagnes, que le caractère roux peut sauter une ou deux générations – ce qui est faux. Il est pur produit du hasard et il n’y a qu’une chance sur quatre pour qu’il s’exprime, même quand les deux parents portent les gènes. Il y a surtout que le roux suscite du mystère, associé depuis l’Antiquité à une anomalie, voire à un mauvais présage, à une malédiction, preuve de commerce avec le diable. Et tout sera ressorti d’un coup comme une sueur. Cette fois encore quelque chose ne colle pas – déjà le cas pour sa première fille qui maintenant a du retard dans son développement. Vraiment pas de chance avec ses enfants. L’histoire s’acharne sur lui, le trahit. Il est maudit. Et ça l’aura mis en rogne à jamais.
Hypothèse 5 : l’animosité envers le genre féminin
On pourra aussi remonter en 1923 dans cette ferme de Basse Bretagne où il est venu au monde. Dans le dénuement. Mère décédée en couches. Puis toute une enfance sans amour à trimer. Sa belle-mère aura privilégié sa progéniture à ses dépens. Aura germé chez lui une sorte de désarroi, une insatisfaction, une misère affective, une soif de possession, de domination, un aspiration à la vengeance, une jalousie envers ceux qui réussissent mieux que lui, une agressivité latente envers les femmes (surtout si elles ont la peau lunaire et un solide tempérament, si elles osent se rebeller, si elles font la vie, si elles parlent de façon bruyante ou s’habillent de façon voyante), et même sans doute un désir pour leurs formes attirantes, poitrines et peaux de satin (désir demeuré à l’état de pulsion capable de lui brûler les parois du crâne et lui faire produire des gestes violents incontrôlés), et ce désir inassouvi aura nourri sa rage, son rugissement, sa brusquerie. Compte tenu de tout ça, engendrer une fille l’aura forcément désemparé, déçu, agacé. Il se sera mordu les lèvres et se sera détourné dès la première seconde. Si injuste pour toi qui étais dans tes langes, sans défense, si petite.
Émue par votre texte. Toutes ces hypothèses s’enroulent, s’enrichissent autour des multiples raisons du désarroi du père, des attentes de la fille, de sa lucidité, de sa sensibilité. Le tout emmêlé dans une belle chevelure rousse.
Merci Huguette pour cet écho… toujours un challenge de lire l’autre, de lui renvoyer quelque chose de positif… et de soi finalement…
oui, toujours ce nœud qui devient centre, brasier, autobio, ouvrage à venir, qui sait ?
Intéressant de voir les différentes transcriptions-realisations à partir des consignes (et du texte allant se formant)
oui toujours si passionnant de faire partie de cette danse multiforme où chacun apporte ses pas, ses joies…
on se passionne de découvrir toutes ces propositions… merci Sylvie !
on a déjà croisé cette robe – mais où ? – ou alors je me trompe : la mère reprenait ici ou là non ? – je ne sais plus – mais les rousses et les sorcières, c’est quelque chose qui émeut – ce serait une belle histoire ( mais seize ou dix sept ans, et la guerre, ça doit aussi, peut-être, lui avoir fait quelque chose)
Merci Piero… images évocatrices pour chacun de nous, une mère innocente, une robe détestée, et puis ce poil de couleur qui évoque tant de choses… oui la guerre : là, une autre hypothèse ! faut que je continue à bûcher…
merci encore…
C’est très beau, très courageux. La fille mal-aimée mais je vois surtout le couple déchiré par cette naissance.
Tout à fait… des désirs qui ne concordent pas, des options pour la vie opposées… comment continuer avec ça ? composer pourtant, tisser jusqu’à la fin, ce qu’ils feront en tout cas eux les deux…
merci pour votre signe toujours si encourageant
C’est très réussi ces mots placés sur le mystère, ca me parle. Le prologue lui est des plus efficaces, très bien construit pour nous introduire dans le propos.
Merci pour votre lecture suivie de ce retour… Donner à voir et à entendre en un temps bref, avec peu de mots : toujours un challenge !
Touchée par ce texte, l’énumération des hypothèses pour enquêter sur le mystère de sa naissance ; l’écriture est une bonne enquêteuse
C’est chouette de vous découvrir encore une fois à travers un commentaire… ça crée le lien bien sûr…
Naissance : point zéro de notre parcours ! à nous donner le vertige !