D’abord on mise et c’est pareil pour tout le monde. Je ne sais par quelle magie les jetons deviennent précieux comme des sous d’or sous nos regards gourmands. Puis on accroche nos cartes comme des wagons. As, deux, trois, sans quatre. Mes mains sont trop petites pour contenir l’éventail, alors je faire glisser mon paquet d’une main à l’autre.
Cinq, six, la voix se fait plaintive, sans sept.
Sept qui prend — bruit de jetons versés sur la table — huit qui prend pas —ahah —, sans neuf. Le jeu poursuit son train autour de la table. Et dix qui prend. La tension monte et les petits s’agitent sur leurs chaises. Les mains se vident. Je dis Dame, et je recommence. Jusqu’à payer ma dette.
J’ai beau filer en douce derrière elle, elle m’agrippe au passage, tiens pendant que t’es debout, fais-moi donc les betteraves. C’est toujours aux filles qu’elle demande, Mamie, et surtout à moi, parce qu’elle ose. Chez nous, plus on aime, moins on met les formes, faudrait presque leur en être reconnaissante.
En pinçant les lèvres et l’assiette qu’elle tend, je m’attable et saisis entre deux doigts dégoûtés une betterave ensanglantée. J’écorche sa croûte détrempée, puis je découpe le morceau en tranches de chair froide. Ça sonne comme à l’hôpital, entre le cailliot de sang et l’éosine, le chimique et l’organique souillant l’assiette blanche comme un linge.
Avant, les femmes en fardaient leurs lèvres pour les colorer. Pourtant le goût, c’est pas mieux en pire, un mélange de terre et de sucre, quelle drôle d’idée, chagner sur l’échalote pour faire passer. Gober tout rond. Consentir.
Maman et Mamie sont rentrées des courses avec un soutien-gorge neuf ajouré de dentelle blanche, je l’aperçois dans le panier du marché. Elles vont me l’offrir, c’est sûr. Je vais bientôt devenir une femme comme elles, j’ai déjà presque quatre ans et demi. Pour l’instant, elles préparent le repas. Je patiente, lambinant autour du panier sans oser m’en saisir. Pour mettre le couvert sur la toile cirée, je prends des airs de dame. De la dentelle, rends-toi compte ! Après manger, Maman m’enjoint d’aller à la sieste. Je hais la sieste. Si j’étais reine du monde, je supprimerais la sieste. D’ailleurs, je ne dors pas, c’est ma petite victoire à moi. Je rêvasse en suivant du doigt les fleurs étranges du papier peint. Mais cet après-midi-là, je demande à Maman : avant la sieste, je peux avoir le soutien-gorge ? Maman fait mine de ne pas comprendre. Maman rit de toute son haleine de tabac froid. Maman carillonne que je n’ai pas de seins, pourquoi aurais-je besoin d’un soutien-gorge ? Elle attrape les bonnets et les plaque sur ma poitrine plate de petite fille. Tu vois bien, ma puce, qu’il n’est pas fait pour toi. Et je ne sais ce qui est pire, de la déception ou de la honte, de ne pas être encore tout à fait une dame.