Concentrée sur le nom des arrêts j’en oublie de me perdre.
Quelques secondes suffisent pour que j’en sois distraite. Et que je me lève pour la laisser s’asseoir à ma gauche, côté vitre. Elle est passée si près que je ne l’ai plus vue, seulement ressenti le passage le souffle bref de son corps, le relâchement de ses épaules lorsqu’elle a pu se laisser glisser sur le siège, sa frange un moment baignée d’un rayon du soleil de la fin de l’hiver. Une veste sombre, un sac petit en bandoulière, des cheveux mi-longs, teints, maladroitement, de cette couleur qui n’en est pas une, qui se signale simplement comme une teinture, sorte d’apprêt malhabile. Elle porte les stigmates de l’anonymat, livrée discrète et fatiguée qui la dépouille d’elle-même, presque fantomatique. Elle livre ses traits creusés au reflet laborieux de la vitre de l’autocar saupoudrée d’un pollen caramel. Petite silhouette usée, déjà, bien qu’elle ne semble pas très âgée. De cet « entre deux âges » que l’on réserve aux femmes pour leur signifier leur insignifiance. Mais je deviens en alerte, la cherche du regard la cherche tout court, malgré la trop grande proximité entre nous, qui fait que je ne peux l’observer que du coin de l’oeil, sous peine de paraître inconvenante. C’est ça, je la cherche sous son masque de figurante.
Elle s’est affaissée sur le siège, tête tournée vers l’extérieur, vers les façades austères, comme pour n’en pas perdre une miette – ou ne pas perdre le fil de la pensée qui l’occupait lorsqu’elle est montée dans le bus – pour ne pas se laisser distraire par les visages à l’intérieur, remplis d’yeux qu’elle ne souhaite peut-être pas croiser. La banlieue défile, et ses quartiers que je ne connais pas, dont les noms sont donnés en basque et en espagnol. Bus E09 pour Pasaia. Ils égrènent certainement le chapelet de ses retours quotidiens vers son immeuble de briques foncées, portes d’entrées vernies et poignées cuivrées soigneusement lustrées, avec ce soin qu’elle doit apporter à vivre, avec méticulosité, avec précision, avec rigueur. Selon les règles. Règles de son enfance, règles de sa famille, règles de son quartier, règles de son métier, règles de son entreprise. Métrique infaillible des journées bornées par les allers puis les retours dans le bus E09. Elle s’est tassée encore, me paraît si petite à côté de moi qui ne suis pourtant pas bien grande. Ses mains sèches reposent sur le feutre pelucheux de son petit sac, dans lequel sans doute se trouvent sous son étui lisse de plastique sa carte de transport, la clé de son appartement pendue à une porte clé métallique, un paquet de Kleenex entamé – pas de rouge à lèvres, ses lèvres sont nues au bas de son visage blanc, ignorant ignoré de la lumière.
Les doigts de sa main droite caressent par instant la fermeture du petit sac, comme ils le feraient sur une échine animale courbée de soumission – ou de paix. J’aimerais qu’il y ait un virage au bout de cette avenue rectiligne, pour pouvoir me pencher un peu vers elle, m’en rapprocher, sentir le parfum de son corps à son cou, m’emparer d’une parcelle de du reflet qui s’étire au fond de son regard en une lagune qui m’est inaccessible. Elle paraît si fatiguée, son esprit s’est peut-être retiré loin en elle comme une grande marée, la livrant solitaire à l’échouage sur ce siège du bus E09, direction Pasaia San Pedro, sans pensées ni projet, si ce n’est celui de rentrer, de fouler les pieds nus le carrelage frais de l’entrée, avant de pénétrer dans la cuisine encombrée et de s’asseoir devant une tasse de café au lait, tout en regardant ses messages sur le portable qu’elle a posé à droite de la tasse, nature morte assumée de la journée qui s’éteint à bout de mèche de toutes ces heures à vivre selon les règles. C’est inconscient, ne la traverse jamais sous la forme du dicible, seulement l’inconfort vague des heures à la marge, éventuellement disponibles pour autre chose. Juan n’est pas encore rentré, elle sait qu’il y a toujours des embouteillages à la sortie de la zone portuaire. Elle attend son appel, il lui dira qu’il a du retard, elle lui répondra que c’est normal, que ce n’est pas un problème, que de toute façon elle l’attend.
Concentrée sur elle je suis en train d’oublier le nom de l’arrêt auquel je dois descendre.
Son sourire est frais, ouvert comme un quartier de mandarine, lorsqu’elle se tourne vers moi. Elle descend avant moi, dans la clarté aveuglante des façades blanches d’immeubles de quatre étages. Gudarien Plaza. Toponyme inconnu. Femme inconnue. Elle me tourne le dos. Retirera là, sur la place, son masque de figurante.
Très beau ce texte. Donner vie et existence à ce qui n’est qu’une presence furtive. J’aime le cheminement entre les details physiques et les reflexions du narrateur. Très intéressant et son dos aussi pour finir. Merci aussi pour ce qui est écrit sur « entre deux âges »
Merci Anne de cette lecture :-))