Puissamment sonore, la grosse brosse écrase les poils blancs du tapis, dans un sens, dans l’autre, tout droit ou en oblique, ébouriffant au passage leurs presque dix centimètres, oui, dix centimètres, c’est un tapis avec des poils de près de dix centimètres, dans lesquels la brosse s’enfonce jusqu’à disparaitre, d’ailleurs tout s’enfonce et disparait là-dedans, y compris la brosse de l’aspirateur qui se démène dans la touffe, l’escamote et parvient à aspirer parfois diverses bribes tombées au milieu (!) des miettes de biscuits grignotés face à la télé, un dessin animé, car à cette époque on regardait des programmes, notamment des dessins animés, à la télé; des brins d’herbe emportés par des semelles de baskets à circonvolutions en creux dans le plastique, des semelles où se loge ce qui dépasse à la surface de la rue, à travers champs, au contact, des brins d’herbes si on est rentré sans s’en débarrasser, dans les escaliers de la résidence, premier étage, par le raccourci à travers champs; des petits jouets tels que les figurines du chien qui les enfouit avec bonheur dans ces poils de tapis plus longs que les siens, lui qui s’y vautre, même les jours de pluie où ses pattes ont trempé dans l’eau, qu’il sent le chien mouillé à les contaminer jusqu’à leur racine, bien en profondeur, ces longs poils blancs, mais lui, couché, en boule, il semble si bien qu’on ose à peine le déranger pour passer l’aspirateur; on l’avait bien dit au moment de le commander d’après sa photo dans un catalogue de VPC qu’il serait pas pratique, ce tapis, digne d’un show room new yorkais, que ses poils blancs hirsutes retiendraient toutes les saletés, qu’il est joli mais que ce serait un enfer à nettoyer, et pas qu’à cause du chien, la brosse de l’aspirateur tous les jours, à qui le tour aujourd’hui (?) c’est pas comme l’autre tapis, imitation persan, celui-là acheté sur pièce, à quelques kilomètres, dans un magasin de meubles en tôle de la zone industrielle tout récemment construite, ce tapis-là, à dominante bordeaux sur le pourtour et au milieu des arabesques marine et marron, tout bariolé, si bien que les taches, elles ne se voient pas, on peut rentrer du jardin direct par la porte fenêtre du salon-salle à manger, s’essuyer à peine les pieds sur un bout de serpillère vaguement laissé au seuil, personne n’y verra rien au cœur de ses arabesques, on rentre on sort comme on veut, les va-et-vient du jardin au salon, qu’importe, ni vu ni connu, le faux tapis persan, il encaisse tout, et pour les deux ou trois crasses qui restent en surface, facile l’aspirateur (!) d’ailleurs sa vie à lui, le faux tapis persan, s’est prolongée, passant de la petite maison de lotissement tranquille d’où il a été enlevé un jour, roulé, calé dans une voiture pour aller servir dans une grande ville où ses arabesques ont absorbé non plus la terre du jardin mais la poussière de la grande ville, les baskets désormais sur les trottoirs, et puis souvent aussi, il supporte les fêtes, verres de vodka malencontreusement renversés tard dans la nuit et fumée ambiante, celui-là on l’avait bien dit qu’il durerait puisqu’il dure encore et en a vu crever des aspirateurs; quand on aime les tapis, il n’est pas exceptionnel, pas le moins du monde, pas comme ces vrais tapis persans de collection, eux si exceptionnels qu’on ne marche pas dessus, et encore moins qu’on y passe l’aspirateur puisqu’on les accroche au mur, comme dans l’appartement d’un ami iranien, sol en lino ordinaire où un coup de balai suffit et collection de tapis plus beaux les uns que les autres accrochés au mur à la place de tableaux, en particulier un aux tons bleu pâle et gris et arabesques dorées, apparemment d’une douceur de soie, mais encore aurait-il fallu le toucher pour en être sûr, mais le toucher n’était pas bien venu, ce tapis était un sol sacré au mur, un tapis œuvre d’art au point qu’on ne pouvait plus que le regarder (!) juste à ce moment où dans les musées, il y a des sortes de tableaux-tapis parterre au milieu des couloirs, qu’on peut parait-il fouler, enfin on ne sait jamais si on a le droit, venant des trottoirs couverts des poussières de la ville, si on peut mettre les pieds dessus ou pas, parfois quand on le fait, un gardien hurle que NOOOOON tandis que d’autres fois, fort de cette expérience, on hésite, on demande et on passe pour l’abruti qui sait pas, pas au courant que dans les musées, il y a des œuvres sur lesquelles on peut marcher comme sur des tapis du genre de ceux à longs poils blancs, sauf que ne les rasent probablement pas des brosses d’aspirateur.
tapis des mille et une aventures qu’est ce qu’il fait voler loin çui-là de nuit de jour dans les fêtes arrosées les bouts de jardin devant les murs des musées… impression d’univers qui se déploient comme à fixer les motifs d’un tapis on entrerait dans un univers infini de contes et légendes ! C’est super sympa !
Merci Jacques, toi aussi, quel texte que ce corps au sol! et même quels textes! j’aime aussi beaucoup ta rue décrite, je ne la lis que maintenant (car je viens de finir ce #4 et je ne veux pas lire les autres avant de m’y mettre) en me disant qu’en plein mois d’aout, quand tu l’as postée, la tartiflette a dû produire son effet 🙂