(élargissement du récit 1 de #7)
JE respire depuis dix jours à peine (c’est du tout neuf)
JE — champ de vision de nouveau-né, pas de perspective, pas JE encore — engendré par la première prise d’air qui a irrigué la gorge aussi fort qu’une vague, la poitrine, le front, le cerveau, les membres à peau plissée après des mois recroquevillés dans l’amnios tiède et abyssal
JE — deux lettres distinctes, deux graphes sur le blanc et puis un prénom déclaré à l’administration
alors quoi de la perception d’un monde brutalement révélé, de la maison où l’on a ramenée, ELLE CORPS paquet minuscule dans un panier ou dans les bras, de la chambre où on l’a installée, du lit en fer où on l’a couchée (celui qui avait servi à sa sœur), de la lumière éblouissante. CORPS contraint couché dans la chambre, la plus petite des deux, pas celle des parents, l’autre avec le sol en béton brut dépourvu d’habillage — juste des chevrons réalisés avec un rouleau métallique à motifs passé avant le durcissement de la dalle pour éviter de glisser. CORPS fragile peau fragile au contact du lange, du drap, du bras qui soutient la tête. JE IL ELLE fragile — nourrisson, bébé, être de pas grand-chose, bourgeon, rejeton — ne distingue pas les contours de la pièce, seulement certains éléments flous qui bougent à sa portée et aussi les couleurs, entend la voix des femmes (mère et tante venue de loin pour aider), les petits cris de joie de sa sœur qui s’émerveille du bébé. BÉBÉ réclame le biberon qui ne vient pas assez vite. JE dissout dans la chair affamée qui réclame et grogne JE dissout comme une substance invisible dans un vaste océan, molécule en quantité infime dont on ignore l’effet sur la croissance et l’avenir
BÉBÉ somnole s’agite pleure s’énerve s’angoisse s’enfièvre, CORPS crie s’agite CORPS se débat étouffe à cause du lange, trouve le réel moins paisible que les limbes tièdes du ventre maternel. Jambes gigotant, battant l’air toute la nuit. ELLE minuscule a fini par se défaire des langes et pleure. Le docteur a pensé que c’était à cause d’un mal au ventre — c’est ce qu’on m’a raconté des décennies plus tard. Il n’y est pas du tout, c’est de solitude qu’ELLE a gigoté hurlé
ELLE pleurant JE grimaçant à force de solitude, l’air frais de septembre contre la joue caressée par les doigts de la mère en ces instants où elle me serre contre elle, grande sœur dans les parages qui aimerait me prendre elle aussi. JE dissout puis engendré par la chair de ces femmes, leurs lèvres posées sur ma peau fine et douce pour donner à comprendre leur affection, alors JE quoi dans tout ça ? sans trop d’existence sinon reconnue par une famille, accueillie autant que possible, nourrie, soignée, entraînée vers une enfance sévère et maigre secouée de vents atlantiques striés d’oiseaux qu’ELLE a entendu crier dès ses premiers jours sur terre dans la chambre à la fenêtre ouverte, ce que JE raconte maintenant
JE écris
JE au buste penché sur le blanc trace l’histoire simple du CORPS minuscule qui a pleuré toute la nuit, a grandi, a connu toutes sortes de maladies, a couru les falaises du pays, a échappé à la mère et au père
JE écris pour empêcher l’eau d’entrer dans le bateau, la mort d’entrer dans le cerveau aux fontanelles pas bien consolidées, JE crie pour repousser les langes, les parois du lit, les murs de la chambre, et toute la force des scènes passées, des contacts de peau, des odeurs, des ombres, des peurs, des cris, des averses, des tempêtes, tout lentement mis bout à bout pour constituer le commencement d’une sorte de vie forte et déchirée, d’une vie quoi, JE peu à peu incarné instillé au fur et à mesure que la chair s’abîme
Belles allées et venues du je au elle au corps écrivant. Merci pour ce texte que j‘ai eu plaisir à lire.
Merci d’avoir pris ce temps… plaisir réciproque
J’aime beaucoup la façon dont ce ELLE donne à connaître son JE à travers ce qui l’a reçu-e, entouré-e, façonné-e, grandi-e… peu de place laissée à la génétique mais ça ne me gène pas vraiment, je dirais même que ça me convient assez…
Heureuse de vous rencontrer à travers ce commentaire… j’irai de même à votre renocntre… mais de quoi sommes-nous faits finalement, hein ?
La matérialité des mots.
Merci pour ta lecture, Sylvie, et pour ce signe…
C’est très beau, merci ! On est vraiment à la place du bébé et c’est chouette, parce que les bébés, ils n’ont pas souvent la parole. Tour de force réussi.
je trouve vos mots ce matin au hasard d’une visite sur le blog… c’est ce que j’ai eu envie de faire, mais j’ignorais encore si ça fonctionnait ou pas… et puis je crois qu’il nous était proposé de partir d’un fragment déjà écrit avec du JE, du coup je suis partie sur ce moment de la naissance, je n’ai rien inventé…
merci Jean
Comme Jean Poussin. Je pourrais recopier son commentaire. J’aime beaucoup.
merci Anne… oui ce bébé que nous étions, ce corps avec tout dedans pour devenir mais pas forcément grand chose de nous !