Partir, rêver…
« Partir ? Je ne vois pas bien ce que tu veux dire »
Demain, valise bouclée. Pour combien de temps ? Les jours, nuits, pourquoi compter, prévoir ? Pour l’été de la peau nue, pour l’hiver, la pluie, pluviose, nivose… Pourquoi pas pour toujours, quitter ces lieux « vous ferez bien, vos pareils y sont misérables ». Larguer, comme Miller les (y’en) amarres !
Choisir un lit dans cet appartement où je suis de passage ; de passage. Préposé à l’arrosage des plantes. S’enfouir sous une couette puis toute une nuit ruminer la même question sans trouver de réponse, des peut-être, des oui mais, des pourtant.
Est-ce que j’ai froid aux pieds ? Quand je ne dors pas, passer une paire de chaussettes. Image de Marie-Joseph, dite Fine, tricotant à quatre aiguilles. Ainée de huit frères et sœurs, tant de petits pieds froids qu’il fallait réchauffer sous les chaumes pourris de Langonned.
Partir ? « Je dors en Bretagne ce soir » – plutôt demain soir en vérité – chantait Servat, ce gaillard qui levait le poing, interpellait Dieu sur une scène, était-ce Genevilliers, Aubervilliers, Argenteuil ou Ti ar Youankiz ? Maison des Bretons où les folkeux se donnaient du bon temps, pas si loin de la gare où, le 22 octobre 1895, la locomotive folle, passe-muraille à vapeur en provenance de Granville, emporta ses butoirs et quelques cheminots vers le boulevard du Montparnasse.
Montparnasse, étrange nom pour une gare… qui vous mène, en convoi, vers la demeure des muses… vaste programme.
Demain, partir, plus prosaïquement vers Douarnenez pour une recherche prétexte sur les traces de Georges Perros après cette nuit froide. Le rêve tarde à venir.
La dernière fois que je suis allé à D., je me souviens qu’un dauphin venait s’ébaubir dans les eaux du port. Il n’hésitait pas à se faire les dents sur les dérives des plaisanciers. Je me souviens qu’il avait eu les honneurs du Télégramme de Brest.
Je me souviens qu’on l’avait baptisé Randy.
Je me souviens.
Je me souviens.
Je me souviens de Georges Pérec, de sa précoce « Disparition ».
Je me souviens de la rue Simon Crubelier, de sa disparition avérée (!) des plans de Paris, autre voyage imaginaire : « cherchez une rue qui n’existe pas, écrivez ! » .
Je me souviens d’un jeu de mots concluant « La disparition » : »Ah, maudit Bic ! », contrepétrie parfaite.
Je me souviens de Moby Dick, du Pequod, du chapitre « Cetology » où ne figure aucun dauphin.
Je me souviens des harponneurs, Tashtego, Daggoo, Queequeg et Fedallah, du doublon cloué au grand mât.
Je me souviens d’Ishmaël, the cast away, le rejeté, cramponné dans le maelström au cercueil de Queequeg qui partagea sa pipe avec lui, avant de partager sa couche…
Cast away comme ce soir, je ne partage la couche de personne, dans un rêve où je rends visite aux « Georges » de ma jeunesse.
Depuis longtemps nous nous fréquentons, collons des bouts de papier qui traînent au fond de nos poches ; fragments, du chiffon, de la boulette, parfois perdus au vent puis retrouvés mêlés aux miettes de tabac. « Ma pipe dépassait un peu de mon veston / Aimable elle m’encouragea –bourrez-la donc ». Encore un Georges, dans « La fessée », ses images érotiques idéales pour dompter une insomnie. D’où remontent ces lambeaux que portent, emportent, roulent et déroulent flux et reflux ? Clavier silencieux qui recopie à l’infini mon stock mémoriel comme sur un rouleau de papier cendrarsien ou kérouaquien, pourquoi pas ?
Sur sa moto, Georges par tous les temps, pelisse, cuir retrouvant sa couleur animale. Je vais le voir arriver, il aura rendez-vous dans quelque collège où l’on attend de lui une lecture. Ne pas préciser, ne pas exiger de titre, pas de programme. Je suis venu pour assister à cela, à sa lecture, tout sauf une performance, un boulot, oui, un boulot, pour femme et enfants, comme un homme responsable d’une vie ordinaire qu’ils ont ensemble acceptée. Je lui ferai signe, il me reconnaîtra, il me prendra en selle, et nous remonterons en pétaradant du port vers le plateau où rejoindre le collège Saint Blaise. Oui, il n’y a pas de hasard…
D’une sacoche informe il versera devant lui, devant nous, un tas, oui, un tas ! De livres auxquels s’accrochent les paperolles griffonnées en route, les brins spiralés de son tabac humide. Je sais qu’il meurt d’envie d’en allumer une.
Il n’aime plus le théâtre, pourtant c’est par Hamlet qu’il commencera.
Pas trop de sang dans ce règlement de comptes, la main esquisse à peine un geste vers le crâne du pauvre Yorick. Il enchaîne avec Les Fâcheux, un Molière qu’il adore, qui fait s’agiter les adolescents, avant de donner tout son cœur à Booz endormi. En sortant, Georges m’entraînera chez Fanch, le bistrot où il a ses habitudes, nous viderons deux chopines en parlant de Gracq abandonné sur le Rivage des Syrtes.