Parler c’était quoi alors rien la table toujours encombrée avec de la vaisselle des miettes de pain des objets à traîner parce qu’avec des enfants on ne peut pas garder une maison impeccable même si on s’acharne les bruits de succion quand on mangeait la soupe le soir Père avait une voix lourde et rageuse pour le peu qu’il disait on le craignait tout le monde craignait Père à cause de sa voix qui ramenait des paquets depuis l’arrière des histoires anciennes des rages des chagrins impossibles à polir la table en bois plaqué de Formica blanc veiné assortie aux placards qui occupaient tout un pan de mur on mangeait vite avec la faim qui poussait la soupe de légumes avec des morceaux de pain la chaleur en hiver près de la cuisinière à charbon tout petits on était encore nous les enfants et on se rendait bien compte de la colère dans sa voix dans ses yeux et on ne disait rien Père ne connaissait pas la douceur de la peau ni l’abandon avec les yeux fermés quelque chose de son passé qui avait enrayé la machine tendre et il en voulait aux femmes aux enfants au monde entier aux femmes en particulier alors c’était bien mieux de se taire de toute façon quoi dire les mots l’auraient contrarié parce qu’il les aurait pris contre lui alors nous deux on aspirait la soupe les yeux baissés et on se taisait l’homme avait souffert dans sa jeunesse c’est vrai et il aurait voulu que ce soit pareil pour ses propres enfants d’habitude c’est le contraire parfois la radio nous on aimait beaucoup la radio des voix étrangères qui évoquaient des régions différentes de chez nous des musiques après la soupe le dessert juste une demi-pomme ou une cuillerée de confiture le plus pénible c’était d’aller embrasser Père avant d’aller au lit Mère nous obligeait à le faire tous les soirs et pas envie la joue rugueuse pas un geste on pensait que la vie était comme ça que les Pères étaient comme ça que c’était leur rôle d’être rugueux on pensait qu’un jour on serait partis loin du coup on attendait de grandir pour partir pour s’éloigner on savait qu’il faudrait vraiment partir un jour pour que la colère de Père n’agisse plus sur nous qu’on ne prenne plus ses paquets sur le dos on le savait faudrait qu’il parte lui aussi sous la terre pour qu’on reprenne des forces et avec lui dans la tombe ses mots rares et tranchants une pierre grise et propre avec des fleurs blanches déposées par Mère sa tombe dans le petit cimetière où on glisse entre les tombes dans les allées de sable balayées par les vents de la mer
belle évocation (moi ce n’aurait pas été père ni rugueux, toujours des différences et un peu de même mais pas avec autant de force
» sa voix qui ramenait des paquets depuis l’arrière « … quelle violence tranquille dans ce portrait, quelle terrible époque avec ses terribles pères, c’est douloureusement magnifique
personnages inépuisables
derrière eux, ce sillon à jamais
merci Catherine pour votre belle lecture et merci à tout le monde d’ailleurs
(et parfois,voilà, il nous manque – et ce vent dans les allées hein…) (extra)
Tirer le fil, ou la voix, du souvenir
Dire sans dire, la colère donnée à imaginer, c’est très bien présenté, admirative… Merci, Françoise
merci pour ton regard, Anne… merci
toujours ce personnage qui me hante deux ans après la disparition et je le laisse faire…
Très émue à la lecture de ce texte, qui dit avec tant de délicatesse. Les silences y sont puissants. « On pensait que la vie était comme ça »… C’est si juste…
l’aurait voulu que ce soit pareil pour ses propres enfants, peut être savait autrement – pensait-il lui aussi que la vie c’était comme ça ? Qui saura ?
peut être savait pas (ou osait pas ) autrement je voulais écrire !
quelle émotion à te lire… la force des sentiments contradictoires que j’entends ici, logée dans les blancs de ce texte magnifique…
Lu une première fois sans pouvoir commenter. Gorge nouée. J’y reviens pour l’écriture et pour cette phrase » alors c’était bien mieux de se taire » qui fait écho en moi…