Avec Jason, mon petit fils — pas si petit que ça—, assis sur un banc devant le supermarché New World, nous attendons depuis déjà un bon moment que l’on vienne nous chercher. Le parking est presque plein, des voitures rentrent, clignotent, se glissent dans les places vides, d’autres sortent, les chariots clinquent, s’arrêtent devant des malles ouvertes comme des gueules affamées. Une femme les cheveux grisonnants accrochés négligemment s’avance d’un pas vif vers l’entrée du supermarché, un sac rouge en toile à la main, suivie d’un jeune homme corpulent, le bras droit couvert d’un tatouage dense à motifs noirs convexes et concaves imbriqués. L’attente est longue et pour tromper le temps, Jason propose de transformer le parking en terrain de jeux…allez, tu vois ces gens, on va prendre nos télécommandes — il commence à faire jouer ses deux pouces —et on va les diriger … c’est moi qui commence, lui à la casquette rouge, il va tourner à droite, regarde il exécute ! Là maintenant, il va traverser la rue, croiser une jeune femme avec un sac à dos qui parle au téléphone. T’as vu, il fait exactement ce que je télécommande ! Attends Jason, laisse moi essayer à mon tour. Je me concentre — je fais jouer mes pouces—, regarde, là, je veux que cet homme aux cheveux peignés en une sorte de grosse vague grisonnante sur son crâne rasé au dessus des oreilles, la barbe mal soignée, les mains vides, les bras ballants, s’avance vers une voiture grise garée en marche arrière… là tu le vois… celui qui porte une alliance à la main gauche… oui c’est ça, et maintenant je veux qu’il s’appuie contre sa voiture—une Holden avec son logo en lion héraldique rugissant. Bien. Maintenant, je veux qu’il regarde devant lui le regard perdu. Bien. Ce soir, il ira avec sa femme au cinéma, ils ne seront pas d’accord sur le film, il aime les films d’action, elle aime les films d’histoire, ils rentreront ensemble au cinéma, il ira dans la salle 1, elle ira dans la salle 2, ils prendront chacun une poche de pop-corn salé, son film commencera quelques minutes avant le sien et finira pratiquement en même temps, ils se raconteront très brièvement leur film à la sortie, rassurés d’avoir fait le bon choix… Ah oui, d’accord Jason, je dois rester sur le parking pour télécommander! Bon, maintenant, je veux que cet homme sorte ses lunettes de son pull bleu marine à col en v auquel il les a accrochées — verres à l’intérieur — comme sur un fil à linge— voilà, bien, maintenant qu’il les ajuste sur son nez et à présent qu’il sorte de sa poche un porte feuille, l’ouvre — cartes de crédit sur le côté gauche, téléphone portable encastré à droite. Bientôt visite chez sa vieille mère… assise dans un fauteuil roulant, elle se plaint du temps, des gens, de son genou, de ses pieds, de son mari, il ne répond pas, pousse son fauteuil devant la table de cuisine, place une assiette devant elle — il y a disposé un sandwich composé de deux tranches de pain de mie complet, d’une tranche de fromage cheddar, d’un avocat écrasé et d’une feuille de laitue—, il remplit précautionneusement un verre à pied avec l’eau d’une carafe à filtre, la mère ne le remercie pas, trouve l’avocat de mauvaise qualité, il soupire, regarde par la fenêtre, mentionne que la lumière est très forte malgré la couverture nuageuse qui avance comme un troupeau de moutons poussé par un berger soucieux de rentrer à la bergerie avant la pluie… D’accord Jason, c’est vrai tu me l’as déjà dit, tu veux que je reste dans le parking avec la télécommande, alors, là dans une seconde, je veux que l’homme remette son porte feuille dans la poche, fasse quelques pas vers le milieu du parking, s’arrête pour laisser passer une voiture qui rentre lentement, refasse quelques pas vers sa voiture et s’appuie à nouveau contre la malle cette fois au niveau du logo. Tiens Jason, tu as vu, il porte des chaussures en cuir marron alors que tous les autres sont chaussés de tennis ou de nus pieds ! Je parie qu’il est prof, je l’imagine dans son bureau à l’université — les chaussures bien cirées de la veille— la tasse de café à demi vide et froide sur le coin de son bureau, l’ordinateur ouvert sur une page pleine d’équations, quelqu’un frappe, « entrez ! », la porte s’ouvre, rentre un collègue le bras droit tatoué de rosaces maoris, chemise bleu clair, ils échangent quelques mots, le collègue s’assied, lui se lève, attrape un dossier, cherche un rapport qu’il ne trouve pas— pourtant il est sûr de l’avoir reçu et de l’avoir classé — c’est ennuyeux, il se caresse la barbe comme si cela allait l’aider à savoir où il l’avait placé, il attrape un à un les classeurs disposés verticalement sur l’étagère, les empile sur la table, les ouvre, feuillette, attrape ses lunettes accrochées au v de son pull, peut-être ce rapport n’a-t-il jamais été classé mais empilé avec d’autres papiers sur le coin du bureau parmi les livres, les copies, les notes de cours, les journaux en attente… Ah oui, c’est vrai, j’ai encore oublié les règles du jeu… le parking… bon là, maintenant, je veux que l’homme fronce les sourcils comme s’il attendait quelqu’un, qu’il regarde à nouveau son téléphone et balaye l’écran de l’index gauche, qu’il le ferme, retire ses lunettes pour les raccrocher à l’encolure en v de son pull, rentre dans sa voiture par la porte droite et s’installe au volant, se penche pour allumer l’autoradio. Tu as vu, exactement comme je l’avais dit ! Jason, tu as remarqué son nez ? Tu paries que ce nez qui ressemble à un énorme rocher perdu sur une plage lui vaudra un séjour à l’hôpital pour une chute à ski, nez cassé, douleur extrême comme si de l’acide lui coulait dans les sinus, dans les os, les rongeant, mettant à vif rouge vermillon ses nerfs, je le vois dans l’ambulance, une infirmière prend sa main dans la sienne, chaude, rassurante, repousse en arrière son bonnet de laine bleu à motifs d’étoiles de neige noires pour lui poser la main sur le front — bonnet tricoté par sa mère pour ses trente ans, sa mère qu’il lui faudra prévenir, qui s’inquiètera, prendra le train pour le rejoindre et le ramener à la maison s’opposant à son désir de rester tranquille chez lui, de dormir, de retrouver la main de son infirmière—… C’est vrai Jason, je n’en fais qu’à ma tête, le jeux c’est de rester dans le parking avec la télécommande, d’accord, là maintenant, je veux qu’une femme arrive d’un pas vif à la voiture, jupe noire, cardigan noir tombant de son épaule droite à peine boutonné dévoilant un haut jaune canari qui lui donne un teint verdâtre, aplatit les traits de son visage marqué par de grosses lunettes noires. Maintenant je veux qu’elle ouvre la porte gauche, s’installe à la place du passager, parle à l’homme assis au volant sans le regarder —phrase brève— et qu’elle sorte son cardigan. Attends, je sais, c’est bientôt ton tour d’accord, juste un petit truc encore, j’ai bientôt fini, je veux les imaginer arriver chez eux. Là, elle jette son cardigan sur le canapé, va se servir une bière, s’installe à la table de cuisine, sort son téléphone, tapote, finit rapidement sa bière, reprend son cardigan sur le bras, bref échange entre elle et lui, elle part en claquant la porte, il va se servir une bière, s’installe sur le canapé, allume la télé… Oui, je t’entends Jason, deux secondes, je termine et c’est ton tour, regarde, la voiture grise va reculer, bien, maintenant, l’homme — silhouette sombre derrière le pare-brise — va tourner le volant vers la gauche, mettre son clignotant droit, la voiture va s’éloigner lentement, les feux du stop arrière s’allumer, la voiture va s’arrêter et laisser passer d’autres voitures avant de s’éloigner, là tu vois, exactement ce que j’avais dit, ça y est, à toi maintenant. Quoi ? Tu veux plus jouer ?
Votre texte me plait beaucoup.Bien trouvée la télécommande.
Merci! je me suis inspirée d’un film « The Girl Chewing Gum » de John Smith, il est sur Utube, vous pouvez en voir un extrait, c’est assez drôle! Je voulais voir comment cela pouvait marcher à l’écriture.