Derrière les fenêtres toutes pareilles (série continue de rectangles allongés, soulignés par des rectangles bruns de même taille, et juste séparés par de petites barres de béton gris) de ces immeubles tous pareils (parallélépipède rectangle), derrière la forme ou plutôt l’informe de cette linéarité subie, imposée par un module sorti d’usine, derrière ces volets blancs en accordéons qui se coincent, ces chambranles fragiles, derrière ces grisailles, ces quelques rideaux rouges tendus contre des carreaux opaques, s’entassent des vies singulières. On pourrait avoir l’idée d’enlever les façades pour les observer, comme dans La vie, mode d’emploi de Pérec. Mais ici, on n’a pas envie de jouer. On devine la misère. On redoute le sordide. Une amie infirmière, que les guetteurs appellent maintenant par son prénom, tant elle vient souvent s’occuper de familles d’ici, me dit qu’avant de parler des traitements, des soins médicaux, elle pose comme première question aux enfants : « Quand avez-vous mangé pour la dernière fois ? ». Parce qu’il y en a qui n’ont pas. S’accumulent les angoisses, les poisses, les gangs de Nigérians qui menacent d’autres Nigérians, s’accumulent les n’en-pouvoir-plus, les impayés, les injustices, les insalubrités, les demandes de relogement, les idées reçues sur les autres, la peur, les squats, et puis c’était mieux avant, dans les années 60 quand le grand ensemble est sorti de terre, copropriété privée de 9 bâtiments, nommés par ordre de A à I, 753 logements, ce n’était pas le luxe non, mais il y avait des jardinières, on entend la colère, on hume la résignation, on déplore l’abandon. Et puis on entend parler du « Château en santé ». Il y a même France 3 qui fait un reportage. Ce sont des médecins qui ne restent pas tous seuls dans leur coin. Ils retapent la vieille bastide au cœur de la cité. De cette bâtisse éclectique, trois étages grisâtres aux fenêtres soulignées de briques, avec un toit de chalet, sur un escalier rocaille et un perron à colonnette, ils font un lieu accueillant, où ils élaborent avec les patients des stratégies de luttes pour la santé… sociale, autant qu’individuelle. Derrière la façade, un sourire.
Kallisté, la plus belle, quelle ironie. M’a fait penser à Givors.