Si elle était arrivée en bateau, elle se serait peut-être souvenue du premier voyage, ce même voyage qui avait conduit ici la famille, quarante années auparavant, quand sa mère eut décidé de partir, croyant que ce retour aux sources les sauverait de la ruine, ce même voyage qu’elle avait d’abord cru un cauchemar, qui l’avait arrachée à son enfance, ce même voyage longtemps vécu comme une fuite honteuse. Par chance il y eut par la suite d’autres traversées plus heureuses, des sommeils légers dans le confort de cabines deuxième classe, des discussions nocturnes près du piano bar déserté, des couchers de soleil en pleine mer, des embruns et des vents sévères qui au fil du temps effacèrent la honte et la blessure. Si elle était arrivée par la mer elle serait sortie à l’aube sur le pont avant du ferry, accrochée au bastingage elle aurait eu un sentiment de vague inquiétude, un doute, avant de s’assurer que la masse brune qui se dressait devant elle était bien la pointe nord du cap, tendrement irradiée par l’aurore, baignée de bleus profonds, elle aurait cédé à l’éblouissement face à l’île qui surgit, avant de reconnaître l’odeur terrible du feu. En longeant lentement la côte elle aurait vu les versants désolés, amaigris par les flammes, la roche brute, immédiate, la noirceur calcinée jusqu’aux portes des villages, elle aurait dans le mouvement ralenti du navire apprivoisé l’idée du noir, de la mort, le silence des morts, elle se serait soudainement inquiétée, ajouter des cendres aux cendres, n’était-ce pas exagéré ? comme pour la contredire le vent ce serait levé, elle aurait accueilli les bourrasques en riant, étourdie de fatigue après la nuit agitée en cabine, saoulée du parfum des cystes et des asphodèles. Elle aurait sans les reconnaître pu nommer les marines dont elle a depuis longtemps mémorisé l’ordonnancement sur la côte, leur tours génoises ébréchées, au-dessus leurs hameaux suspendus en grappes dans les vallées, la densité des chênaies heureusement épargnées, des lambeaux de nuages cramponnés aux sommets, elle aurait aperçu la corniche sur les hauteurs de San Martino di Lota, peut-être aurait-elle vu les tombeaux tournés vers la mer, elle se serait alors adressée à sa mère, ou plutôt à elle-même, je suis là. Il y aurait eut les premières annonces des stewards invitant les passagers à sortir des cabines, à rejoindre leurs véhicules, puis la ville aurait jailli, sa beauté familière offerte à la mer, elle aurait photographié la plage des Minelli surplombée de la villa rose, se serait souvenue s’y être baignée, les mains cramponnées aux épaules brunes de sa cousine, l’ondulation hypnotique des algues dans le fond, aussi elle aurait reconnu la géométrie douteuse de l’immeuble de la rue Luce de Casabianca dans lequel ils s’étaient installés en arrivant il y a quarante ans, elle aurait été aveuglée par le miroitement d’une fenêtre, la clarté du jour sur l’ocre des façades, elle aurait vu l’ombre nette des palmiers sur la place Saint-Nicolas, la citadelle majestueuse, elle aurait senti la moiteur, ça n’aurait pas été le choc brutal du tarmac, plutôt une élévation douce et caressante de chaleur, comme une étreinte, mais ce même parfum de carburant, d’herbe sèche et de sel mêlés, la peur se serait effondrée sur elle même, serait remonté le souvenir du premier dépaysement, le bleu du ciel au dessus de l’église Santa Maria Novella à Florence, pourtant ce serait un sentiment précisément inverse, celui d’un repaysement, une vibration dans la poitrine, comme si pour la première fois elle ouvrait les yeux sur l’île, comme si quelque chose l’appelait ici.
La douceur des si et des conditionnels qui donnent à la fois un contour au personnage et aux paysages…très beau Caroline
Merci chère Marie-Caroline, vais aller le coller dans mon PDF avec un peu plus d’assurance !
C’est un texte magnifique Caroline, la douceur du conditionnel renvoie à une certaine nostalgie, c’est juste et émouvant.
n’avais pas mesuré la douceur du conditionnel, la nostalgie c’est un peu mon problème 😉, merci Bruno
Caroline, je pense sincèrement que la nostalgie n’est pas un problème, dans l’écriture du moins…Toute écriture n’est-elle pas un peu nostalgique, au sens où l’on y cherche un lieu habitable que l’on pense, à tort ou à raison, avoir perdu ? Cette arrivée par la mer, réelle ou imaginée – peu importe, finalement – est poignante et c’est ce qui compte. Et, en matière de nostalgie, je pense à Sebald (Les Immigrants, Les anneaux de Saturne)…
merci Bruno, en effet ce ne doit pas être un problème, parfois peur de m’enfermer en quête de ces lieux, mais je fais confiance à l’atelier pour aller explorer d’autres voies, merci vraiment, et vais aller jeter un œil sur Sebald dont j’ai le très beau Austerlitz pas loin, à peine ouvert (toujours impressionnée par les « gros » textes).
le nostalgie c’est aussi une façon de nourrir sa vie, et quand c’est avec « la masse brune qui se dressait devant… la pointe nord du cap, tendrement irradiée par l’aurore, baignée de bleus profonds, elle aurait cédé à l’éblouissement face à l’île qui surgit, avant de reconnaître l’odeur terrible du feu. » ça peut donner envie de continuer (il y a d’autres moments) 🙂
merci Brigitte, il y a en tout cas la nécessité de s’approprier ce territoire, et cette proposition s’y prêtait à merveille, il faudrait que je m’y remette sérieusement…
« Si elle était arrivée par la mer elle serait sortie à l’aube sur le pont avant du ferry, accrochée au bastingage elle aurait eu un sentiment de vague inquiétude, un doute, avant de s’assurer que la masse brune qui se dressait devant elle était bien la pointe nord du cap, tendrement irradiée par l’aurore, baignée de bleus profonds, elle aurait cédé à l’éblouissement face à l’île qui surgit, avant de reconnaître l’odeur terrible du feu. » c’est ce que j’aime dans tes phrases cette poussée ( celle du cargo sur la mer peut être …)
Merci Nathalie pour cette lecture qui me « pousse » à avancer …
Très beau… j’ai glissé dans ton texte grâce à ce conditionnel qui engendre une part de rêve, et ce « si elle était arrivée par la mer » nous communique l’élan à poursuivre
t’embrasse et te suis dans cette contemplation de la côte…
merci Françoise de suivre le long des côtes…
du premier voyage » la honte et la blessure » on entre dans ce que vous voyez » la géométrie douteuse de l’immeuble de la rue Luce de Casabianca, on sent » l’élévation douce et caressante de la chaleur, toutes ces perceptions si sensibles, si réelles portées par votre écriture
Ana, vous avez fait ma journée ici et chez vous !