Pangée.

ton visage? lequel? celui d’hier ou celui d’aujourd’hui?

***

tu lui avais dit , ce visage, c’est le mien, c’est le visage que j’ai toujours eu et je ne vous dois rien et il n’avait rien répondu. et il t’avait regardé mais il n’avait rien dit. il aurait pu se sentir offensé mais rien dans son regard dans sa manière de te regarder et de t’écouter au moment où tu disais cela ne l’indiquait.

ce visage peut-être c’est vrai je ne lui devais rien, je ne lui devais pas, mais tout de même peut-être je pourrais dire qu’il me l’avait rendu?

c’est vrai il m’a rendu ce visage.

c’est vrai il m’a rendu ce visage.

je lui dirais tu m’as rendu mon visage. désormais je me vois, eux me l’avaient volé et tu me l’as rendu, comme ce ballon volé dans une cours de récré tiens reprends le il est à toi.

ce visage qui m’appartenait, que vous m’aviez volé. oui je peux dire que vous me l’aviez volé. et oui je peux dire qu’il me l’a rendu.

-un visage volé? que voulais-tu dire? un ballon volé, une poupée volée, un stylo une trousse, un feutre, mais un visage? comment peux-tu dire qu’ils te l’ont volé ton visage?

-je peux dire qu’ils ont volé mon visage et je peux dire qu’ils ont volé mon enfance et ma jeunesse comme ils ont volé mes poupées comme ce grand redoublant qui avait un pin’s d’Elvis Presley nous avait volé notre ballon dans la cour de récré. de la même façon.

-Et je peux dire que pour récupérer et le ballon et le visage et les poupées j’ai eu le nez brisé, plusieurs fois, mais à chaque fois je les ai récupérés. ce que je ne peux pas dire c’est que j’ai récupéré l’enfance et la jeunesse. et pourtant comme tu le vois aujourd’hui mon nez est droit et de mon visage aucune de ses nombreuses cicatrices ne se voient.

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de son visage , les premières choses dont tu te souviennes ce sont ses yeux bleus et puis son nez, faisant une déviation juste au moment des narines, peut-être son nez est-il cassé, ce serait singulier, comment cela serait-il arrivé, comme la vie parfois peut-être, tout va bien et puis soudain le voilà affaissé et tournant de coté mais de quel coté tu ne t’en souviens pas. ses yeux bleus oui ses yeux bleus d’un bleu uniforme et pas un bleu cruel et grisé, un beau bleu qui donne envie de se baigner, qui dégage en lui une lumière de tranquillité de confiance de sérénité, peut-être un peu trop de sérénité d’ailleurs peut-être allant jusqu’à une forme de laisser-aller, ses pommettes ainsi commencent à légèrement déborder et des bajoues semblent vouloir faire leur apparition, peut-être l’age simplement, ou c’est peut-être moi. Ce qui est remarquable dans ce visage aussi peut-être, ses arcades, ses arcades sourcilières, tellement peu marquées et son front presque plat en vérité et sa ligne de cheveux toujours dense toujours parfaitement dessinée, de ce coté l’age et le temps ne semblent rien avoir touché. Sur l’un des grands murs de son bureau il avait accroché ou plus probablement fait accrocher un tableau d’art contemporain, que représentait-il difficile de s’en souvenir, une grande salle grise pleine de personnages une coupole aussi apparaissait quelque part et quand tu l’avais découvert la première fois tu lui avais dit, votre tableau il n’est pas droit. il avait rit.

***

Depuis longtemps je traînais comme une chienne sans son maître, je humais le cou plié en deux, la truffe fouillant reniflant partout inlassablement dedans et dehors dans les rues dans les villes et même là où je n’étais jamais encore allée. je le cherchais. parfois aussi j’étais comme une chienne allongée désœuvrée la tête pendant sur le bord de son panier. Le plus souvent surement j’étais ainsi, je n’étais qu’une truffe noire et humide qui dépassait.

Tous les matins tous les soirs je regardais et humais le vent le ciel le jour la nuit. Tous les matins tous les soir dans le miroir à espérer se trouver et se voir. qui étais-je? à quoi ressemblais tu? je le savais même si je ne m’étais jamais vue, même si nous n’avions jamais été présentés, lui et moi. personne ne nous avait dit, voici ton visage, voici toi, serrez-vous la main embrassez vous prenez-vous dans les bras, oui c’est ton visage, ton visage est-ce que tu ne le reconnais pas, oui c’est toi est-ce que tu ne te reconnais pas?

non jamais personne, ni aucun miroir ne nous avait présenté et jamais je n’avais pu te toucher et personne n’avait pu le dessiner doucement tendrement de la pointe de ses doigts et personne ne l’avait aimé personne ne l’avait pris dans ses mains personne ne l’avait vu rire ni pleurer personne n’avait essuyé ses larmes ni caressé ses lèvres ni embrassé ses lèvres ni mordu ses lèvres doucement jamais personne ne t’avait regardé.

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la déchirure, la séparation, appelle cela comme tu voudras, avait eu lieu si longtemps avant, il y avait eu Pangée et puis ton visage et puis toi et puis les plaques vous aviez dérivés ou été séparés, par la grande faille, celle des mots, celle des ça suffit maintenant, celle de l’incompréhension, du rejet, peut-être, ou par ce matin-là si particulier, sur les ailes du papillon, si belle tu avais été ce jour-là, mais la déchirure était apparue, fissure, glace brisée sous tes pas, et dérive lentement et vous aviez été séparés traversés par une grande faille qui passait par ton visage, toi d’un coté lui de l’autre.

séparés par une crevasse infranchissable. jusqu’au jour où tu l’avais rencontré celui à qui tu ne devais rien à qui tu ne voulais pas dire merci, celui au tableau qui ne semblait pas droit et qui avait rit quand tu le lui avais dit. Oui tu ne lui devais rien c’est sûr. c’est sûr? Mais ce n’est pas vrai qu’il n’avait rien répondu. il avait répondu. et bien plus que cela… et puis toi aussi tu avais dit ce que tu ressentais, toi aussi tu avais parlé de ton visage retrouvé et de ce que tu lui devais, tu lui avais dit …mais il y avait surement l’impuissance des mots et l’impuissance de tes mots lorsqu’il s’agissait de parler, alors tu lui avais écris, écrire c’était ta façon de parler. et lui avec son tableau qui n’était pas droit, son tableau gris avec ses personnages et sa coupole quelque part il avait compris et tu t’étais souvenu en lisant ce qu’il t’avait répondu du moment où il t’avait regardée pour la première fois.

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Et ton visage maintenant tu le regardais et il était là. enfin se voir.

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plus tard M, Monsieur M comme disait Dany, avait parlé des personnes dont il s’occupait et du regard des autres il avait dit le regard des autres c’est comme ce que vous m’avez dit, exactement ce que vous m’avez dit ce que vous m’avez expliqué.

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tout n’était pas arrivé en une seule fois. et tu avais été anxieuse inquiète mais patiente aussi. est-ce que nous sommes seulement ceci ou cela, ou mélange, et compromis. Comme un visage, fait de parties saillantes et de parties enfoncées, de parties qui se montrent et qui fières s’avancent, voici le nez qui souffle et réclame la lumière et d’autres parties plus discrètes qui presque se cachent, voici les paupières qui s’ouvrent et parfois se referment quand elles veulent l’obscurité. Ainsi nous pouvons être impatiente et puis aussi patiente pourtant comme je l’avais été, nerveuse et puis calme parfois.

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son visage à elle comment le décrire, commencer peut-être par sa chevelure, mais si changeante comme sa voix, comment la saisir, un jour blonde l’autre châtain, un jour longue un autre presque courte, jamais très courte, de toute évidence le blond lui va très bien, bien plus que le châtain, et évidemment les yeux les plus grands yeux du monde, de grands et beaux yeux mais de quelle couleur exactement plutôt verts ou plutôt marrons des yeux de double nationalité comme sa voix comme ses cheveux, comme elle, son visage ressemble à plusieurs pays au moins deux, ses grands yeux en amandes à croquer, grand comme la mer du pacifique, du pacifique sud, les pommettes sont hautes et larges aussi, de même que son menton, des fossettes apparaissent nettement lorsqu’elle sourit et il semble qu’elle sourie assez souvent.

***

et tu pourrais parler de la première fois, du jour où pour la première fois tu t’étais vue, de la première fois où tu t’étais reconnue, mais alors tu devrais aussi parler de ces jours qui suivirent, de ces jours maudits où tu l’avais vu disparaitre à nouveau. qui a connu cela? qui a vécu cela?

et tu pourrais parler de chacune des heures à voir ton visage disparaitre, s’effacer devant toi. d’heure en heure il s’effaçait dans une chute irréversible, comme la corde de rappel qui glisse entre les doigts. toutes ces années d’attente et quoi de nouveau il s’effaçait? comme un rêve (non, évidemment, comme un cauchemar, mais dans quel cauchemar avais-tu éprouvé cela?). comme un mirage dans le désert. et toi, toi qui avais marché et marché toutes ces années, c’était une de tes envies cela d’un jour partir marcher dans le désert et marcher et marcher à l’infini sans t’arrêter mais pourquoi partir au loin si tu avais le quotidien pour cela mais après avoir marché et marché tu avais eu ce premier espoir soudain et tu avais couru et couru et couru et les lèvres et le corps asséché, et puis au moment où tu te penchais sur ce visage pour t’en abreuver pour t’abreuver de toi quand enfin tu pouvais montrer que tu existais…

Tu te souviens quand il t’a demandé comment tu allais si quelque chose n’allait pas. Lui ton fils il t’a demandé cela. vous étiez à table seulement lui et seulement toi. MB depuis longtemps n’était plus là. il faisait nuit dehors et il faisait froid et vous étiez à table. vous veniez de vous assoir et toi tu pensais à ton visage qui disparaissait, c’était écrit sur ton visage que tu ne pensais qu’à ce visage qui disparaissait et ce n’était pas seulement ton visage qui disparaissait mais c’était toi. toi qui disparaissait. qu’est-ce que tu es sans visage? qui te reconnaitrait sans visage, toi-même tu ne te reconnaissais pas. alors il t’a demandé en te regardant droit dans les yeux comme si il voulait toucher du doigt pour savoir, comme un médecin qui demande ce que tu ressens à tel endroit de ton corps et il t’a demandé « ça ne va pas? ». tu te souviens encore de ces mots :

…ça ne va pas?

…ça ne va pas?

ça ne va pas?

…et ces mots raisonnent encore en toi. Tu n’avais pas pu lui répondre. tes lèvres étaient figées, il n’y avait que tes yeux qui pouvaient parler mais les yeux devaient se taire, tu ne voulais pas qu’ils parlent, pas à ton fils pas de cette façon là. alors tu t’étais levée, avec la force qui te restait, tu n’avais pas pu dire un mot. peut-être que tu avais dit dans un souffle :

…excuse-moi…

….et puis te lever et puis sortir, sortir voilà c’est que tu avais fait. pas devant lui surtout pas devant lui, tu ne voulais pas. et comme ton visage qui disparaissait tu t’étais enfuie tu avais disparu. cela avait duré des jours, des jours à pleurer comme une ombre ce visage retrouvé et de nouveau disparu, des jours à croire que tu n’y arriverais pas.

mais c’était autrefois.

***

et il y avait eu un autre espoir et tu avais couru couru une autre fois les lèvres et le corps asséchés et cette fois…

***

Et ton visage maintenant tu le regardais et il était là.

***

Comme Pangée reconstituée, comme le mensonge qui dit la vérité, le visage avait changé ce n’était plus celui d’hier et pourtant tu ne pouvais t’empécher de penser que c’est toujours celui que tu avais eu et que malgré les apparences il n’avait pas changé, de même que toi tu étais toujours la même, malgré les années, la même en plus ridée évidemment. le même avec en plus ces rides qui courent comme des enfants sur tes joues sur tes tempes qui courent un peu partout, ce n’est plus le même visage il a changé et pourtant il n’a jamais été différent.

11 commentaires à propos de “Pangée.”

  1. oui, c’est bien cette fragmentation que je souhaitais ! élargir au maximum la palette des approches avant les narrations à venir ! (compte tenu de la présentation très uniforme due aux limitations wordpress, des astériques pour séparer les principaux fragments ?)

  2. ok, merci, je viens de modifier, même si le texte au départ quoique fragmenté était dans la continuité, mais ça donne de la respiration et du contraste ces astérisques, peut-être?

  3. AH Jeanne la prolixe ! Contente de la revoyure ! y’en a des pistes là, une seule dites-vous ? mais c’est comme avec vos carnets tout se démultiplie sous votre plume

  4. ah j’aurais bien aimé l’écrire ce visage, encore une fois vous me faites mesurer ma paresse ou parcimonie… me donne envie d’aller revisiter mon texte. Merci !