C’est une petite photographie sépia de 10,8 par 7,8 centimètres qui immortalise un bord de mer. La ligne d’horizon penche légèrement à droite de deux millimètres, coupant le ciel uniformément taché de la mer calme, en deux parties égales. Une diagonale dentelée d’écume blanche sépare la partie inférieure de l’image en deux parallélépipèdes strictement identiques à un centimètre au-dessus du coin en bas à gauche. La lumière vient de la gauche. Trois silhouettes foncées prennent un bain de mer. Elles ont revêtu le même costume de bain une pièce fait d’un corsage cintré à manches courtes ajusté à la taille d’un short large. Les bords et le col sont rehaussés d’un galon blanc. Sur leur tête, une charlotte du même tissu. Les trois silhouettes occupent trois plans successifs. La première, chaussée de ballerines blanches, se tient immobile sur le sable à droite de la photographie et observe les deux autres. Le poids du corps repose sur la jambe droite, le pied gauche et la main droite sont prêts à se mettre en mouvement. Le bras gauche tombe le long du corps. Une montre semble scintiller sur le poignet à moins que ce ne soit un point blanc lié à la mauvaise qualité de la photo. D’autres points blancs constellent sa surface. La deuxième silhouette, à gauche, se tient pensive, à la limite du ressac, le bras gauche replié sous le menton. La troisième, pas tout à fait au centre de la photo, a les pieds dans l’eau jusqu’aux genoux, écartant le bras droit en signe d’équilibre. Le centre de la photographie est vide. Au dos, une écriture fine et penchée vers la droite, à l’encre violette, a noté Bordighera 1920. Je veux croire que la photo a été prise au lever du soleil. Par qui ? Et que sont venues faire en Ligurie ces trois silhouettes dont une, qui ne le saura jamais, deviendra ma grand-mère ?
Une autre photo en noir et blanc cette fois-ci représente une religieuse en pied. Le format est sensiblement le même mais la finition brillante est soignée : un liseré blanc d’environ cinq millimètres irrégulièrement dentelé l’encadre. La femme entre deux âges est revêtue de la robe noire des religieuses. Les bras sont croisés sur la taille cachés sous d’amples manches qui accueillent les mains en prière. Sur la poitrine une croix blanche. Un col blanc tient la tête posée comme un œuf sur un coquetier. Le visage est ceint d’un voile blanc tandis qu’un autre voile blanc couronne la tête au niveau du front. On aperçoit un voile noir qui descend comme une chevelure jusqu’au bas du dos. La religieuse regarde le photographe. Elle esquisse un léger sourire. Le bout d’une chaussure brille sous la robe. Elle se tient debout dans un jardin, sur un sol à la fois pierreux et recouvert par des touffes de végétation rase. Derrière elle, une plante de type méditerranéen la dépasse – une sorte de palmier. Si l’on penche légèrement la photographie, on voit des traces de doigts, l’empreinte digitale d’un pouce gauche qui comme moi aurait tenu la photo entre le pouce et l’index par son coin gauche. Au dos l’estampille répétée six fois du papier photo (GEVAERT RIDAX) et au stylo bille noir une date approximative 1938-1939. L’une des trois silhouettes précédentes qui prenait un bain de mer a donné sa vie à Dieu.
Deux autres photos montrent la même enfant à dates rapprochées. De la même écriture fine et penchée, à l’encre violette, septembre 1922 et janvier 1923. Sur la première, surexposée, une femme est assise sur une chaise dans une salle de bain. Elle porte une blouse rayée à manches courtes. Elle tient l’enfant sur ses genoux dans le creux du bras gauche. La main droite retient le linge qui couvre le corps de l’enfant à la sortie du bain sauf la jambe gauche bien potelée. Le visage de la femme est flou, ayant tourné la tête au moment où le photographe prenait la photo. L’enfant joufflue éclate de rires. L’autre est un clair-obscur. Une autre femme mais avec un air de famille tient dans ses bras la même enfant. La moitié droite de son visage ainsi que l’oreille droite de l’enfant sont dans l’ombre. La lumière éclaire le côté gauche du visage, l’ovale presque parfait, le front, la joue et le menton. Les cheveux bruns sont dans l’ombre. L’arête du nez suit une ligne courbe qui descend vers l’enfant et l’enveloppe dans son ovalie. La pupille noire fixe le photographe tandis que la bouille ronde de l’enfant et son regard clair sont tournés vers la clarté. Les bras enserrent l’enfant à la manière des madones de la Renaissance italienne. Le décor disparait et se réduit à un fond sombre. Les ombres qui entourent le motif tendent à l’équilibre parfait. Impossible de lire autre chose qu’une représentation religieuse. Ici, c’est la religion qui dicte l’éducation.
Merci Cécile, très touché par la précision des descriptions et la grande pudeur dans l’évocation de l’histoire familiale. Quelques indices qui nous rendent ces photos précieuses et forment un récit ténu.
Et merci de partager la dernière photo, sublime de composition et d’atmosphère, et des traces du temps qui court. Une merveille.
Merci Benoît d’avoir arrêté votre regard sur baigneuses et madones et d’avoir partagé l’instant