Tu fauches en ce début d’été la bordure d’une parcelle, dos au soleil, chemise de toile en lin. Des gouttes de sueur roulent sur ton front. Tes mouvements sont amples, précis, rythmiques. Tu marques une pause, étourdi par le balancement, la chaleur et l’effort. Tu retournes ta faux et lèves sa lame devant tes yeux. Tu inspectes son tranchant, l’aiguises avec la pierre à eau que tu portes au côté. En appui ta main calleuse sur le manche tenu à la verticale, tu jettes un regard sur ton andain et le reste de ta besogne, satisfait de ton avancée. Alors derrière le haut muret, tu vois passer à grande vitesse le visage d’un homme souriant sous un chapeau en feutre mou. Tu as tout juste le temps de distinguer encore un faux-col blanc immaculé et des lorgnons pincés au nez. Il te salue d’un hochement de tête, tout aussi surpris que toi. Tu entends un léger crissement. Pas de trot de cheval, pas d’ébrouement. Il volerait bien, te dis-tu. Dans le calme bruissant de la campagne, tu es après-coup songeur. Tu ne crois pas aux apparitions, tu ne crois pas aux spectres, malgré les bourgs à superstitions. Si cela était, celui-là avec son air ahuri serait sûrement un esprit farceur. Lui-même pourrait te prendre à contre-jour pour un avertissement de la grande faucheuse, manière de prendre garde au prochain tournant. Tu finis ta tâche, tu rentres chez toi à pied. Sur le chemin, tu remarques une trace fine et longiligne, se dédoublant légèrement parfois. Tu mesures sa largeur avec ton pouce.
Tu en parles à ta famille, elle te répond que tu ferais mieux de t’occuper de l’herbe à faucher.
Tu en parles une fois au curé, il ne répond rien qui vaille.
Au marché, tu en parles aux gars de l’usine. Ils se moquent de toi, soupçonnent le sorcier de St-Romain-les-Atheux : il passerait ainsi de champ en champ pour jeter rapidement des sorts au bétail, avec trois mots et trois signes cabalistiques. Il agirait fort loin. Comme tu ne marches pas à leurs histoires, ils te disent enfin qu’ils connaissent déjà ce de quoi tu parles, ça vient d’Angleterre, de Coventry, de Manchester, des ateliers vont bientôt en produire ici aussi.
Au café, Pierre sort de sa poche une grande pièce de monnaie, une petite. Il te les présente, les fait briller à travers les volutes de fumée. Il pose ensuite leur tranche sur la table, les fait rouler l’une derrière l’autre pour t’expliquer le Penny Farthing. Il sort une nouvelle petite pièce, avec leurs trois cercles mime un tri. Il finit par un tour de magie à côté d’une gnôle de fruit. Il te montre dans les journaux les premières courses locales, celles de Feurs. C’est déjà trop loin pour que tu puisses y aller. D’autres te parlent des coureurs, Terront, Medinger, Ducan, Charron, Cottereau, de Civry, noms inconnus à tes oreilles. Ils te disent d’aller à la grande ville pour voir des machines dans la vitrine de quelques magasins, te glissent une adresse de frères serruriers. Les prix sont prohibitifs.
Tu prends ton mal en patience, tu espères de nouvelles apparitions lorsque tu es à proximité d’une route ou d’un chemin.
Codicille : Plongé dans les vieux récits des cyclotouristes stéphanois, j’avais demandé à un centenaire de ma famille s’il avait pu les voir passer dans son enfance. Malgré sa curiosité, il n’a pas de souvenir, cela ne l’intéressait pas vraiment. Pourtant je suis sûr que des aïeux ont pu les voir passer devant leur ferme, leur maison ou les usines. A défaut de récits familiaux, je remonte encore une ou deux générations à l’ère du grand bi et du tri, des Rudges et des Crippers Eureka. Voici cette brève rencontre réinventée grâce au "tu". Pour le sorcier de St-Romain-les-Atheux, cette bribe d'histoire est par là : https://velotextes.fr/spip.php?article455. Bob Dylan disait je crois dans un interview d'aller lire les journaux du 19e siècle. Aussi lecture d'E. Pessan débutée.
J’aime bien cette idée d’apparition, de mystère et aussi les détails sur l’entourage du personnage qui installent une atmosphère. Merci Laurent.
Merci de la lecture et du retour, Martine. Je trouve difficile la mise en place dans l’espace des personnages, en restant court et lisible. Si je pense spontanément à des rencontres comme une apparition, je pense à Albertine à bicyclette chez Proust, la première rencontre d’Henry Miller par Anaïs Nin dans ses journaux, et la rencontre, quoique tragique, entre une humaine et un éléphant chez Volodine. Il doit bien sûr y en avoir une infinité !
Je suis encore complètement noyée (engluée?) dans le fantastique, et j’imagine avec amusement un texte où le personnage, naïf et un brin paranoïaque, se mettrait à délirer en découvrant les premiers cyclistes sur les chemins imaginant des créatures dangereuses, une ambiance à la Lovecraft… et la fuite du temps et des années plus tard ce petit être parano terrifié par les grandes mains vertes en carton aux couleurs du PMU… Mais je m’égare : j’ai aimé ce texte, sec, bref, concis, tout ce qu’il faut pour entrer dans l’histoire.
Merci, j’ajoute une image qui peut être un peu dans cette ambiance, avec ces tricycles avec une grande roue, dont je ne connais pas le nom. Je ne l’ai pas lue, en anglais il y a de la littérature SF cyclo-féministe : https://takingthelane.com/bikes-in-space/
No way! Ça c’est drôle! Super je vais regarder ça.