Il s’est retranché dans le sas attenant à l’accueil, le séparant des appels, des sonneries continuelles, les alarmes, les avertisseurs du mobilier hospitalier, le bruit du tabouret de douche, les « bon sang dépêche ! », les chaussons plastifiés aux pieds, circulant toute la journée dans un frottement continu de plastique sur le linoléum. Se baisser, s’asseoir d’un coup, fait un blanc dans la tête, dans les yeux, hébété, l’arrière de la tête contre le mur, retranché sur le petit tabouret du sas, sans plus personne dans la tête, les mains flottantes de chaque côté du corps. De longues minutes ainsi, tout le corps et l’esprit consacrés au vide, presque un bien-être. C’est ensuite, une fois le rythme du cœur apaisé, les pupilles à nouveau pleines et noires, qu’il peut rentrer la main dans la poche, y aller à tâtons, chercher l’écran, porter le poids de l’astre-machine, l’astre- connecteur, un miracle de technologie pris dans la paume comme une pierre, un galet lisse des plages qu’on observe attentivement, la pierre de feu qui accompagne chaque jour, chaque chose qu’on regarde avec la précision des sages recroquevillés sur un ouvrage. Machinalement, il fait dérouler le fil d’actualité, lit quelques articles comme il mangerait des graines de tournesol, sans prêter attention à rien. Et puis son pouce vient cliquer sur l’cône Galerie. Des photographies vont et viennent, circulent de droite à gauche, puis s’avancent en colonnes, en profondes colonnades qui filent sur des tapis roulants de plus en plus frénétiques, et d’un coup s’arrête. Le film. Ne bouge plus. L’œil vient taper un petit cliché anodin. Incompréhensible pour quiconque viendrait regarder par-dessus l’épaule. Pour ainsi dire, rien de narratif, de montré. Pourtant le fait – qui remonte à quelques années – lui retombe dessus comme un vinaigre, une décharge mentale. Il sourit.
Ça vous rappelle quelque chose ? En relevant la tête, il la découvre penchée sur lui, les bras pliés contre le chambranle de la porte vitrée. « Ah mais oui… c’était tellement surprenant ! » Nous étions à Berlin avec ma sœur, c’était la canicule en plein été, une chaleur de forge qui nous faisait dégouliner sang et eau, souffler sous des casquettes de petits touristes empêtrés dans nos sacs, si peu habitués à cette chaleur, avec l’odeur des saucisses grillées le long des boulevards, les pintes de bière géantes, les jeunes des squats qui avaient tous des têtes d’artistes, avec des bras blancs gigantesques qui exhibaient tout un méandre de tatouages exotiques, des chevelures de peintre, des barbes de musiciens – alors que nous pas du tout. Nous étions juste très rouges et dégoulinants, incapables de respirer normalement sous la chaleur. D’autant que nous nous posions en plein soleil pour rouler nos cigarettes sur le trottoir, les doigts hagards portés mécaniquement aux lèvres, puis jetant les mégots dans les caniveaux, multipliant les visites de tous les musées que nous trouvions sur la route, sans prévoir ni faire le tri. Soudain, un homme s’approche de nous sur la gauche, on le voit forcément car nous n’avons pas encore croisé de monde sur l’avenue rutilante de soleil. Il va pour rejoindre le trottoir où nous marchons, en portant presque à toute allure, d’une allure énervée, un gros sac en cuir comme une mallette de médecin. Et là – la chose arrive comme un feu d’artifice en pleine journée. PFfffffff, schlaffff… Partout balayés dans un coup de vent – mais y avait-il du vent ? la photo l’atteste c’est certain, comment est-ce possible dans cette fournaise – le vent emporte tout sur le ciel, le lampadaire, la route, le boulevard, slalome entre les camions, les estafettes, des milliers et des milliers partout jusqu’au soleil, recouvrant la façade des immeubles de luxe, établissements financiers à perte de vue. « Mais enfin, qu’est-ce que c’était ? » Nous aussi, c’était tellement inattendu, on est restés béats. Et puis on l’a aidé machinalement à en ramasser quelques-uns, et puis rien en fait, les bras ballants nous nous moquions, nous qui ne rions jamais dans la fournaise, voilà que nous nous moquions, le laissant honteux sur le trottoir, à tenter de récupérer quelques billets de banque, quand tout le tas gagnait déjà l’autre trottoir en face, et toutes les rues adjacentes. On n’a rien gardé pour nous, trop occupés à sourire, lui laissant du bout des doigts quelques feuilles glanées à nos pieds, des billets serpentins verdâtres, mols et sirupeux, larges, plus grands que nos mains, cavalant dans les airs et les vapeurs de goudron. Nous assistions à la cacophonie visuelle, sans la moindre émotion pour l’homme recroquevillé dans le caniveau qui griffait furieusement le bitume parce qu’ils collaient comme de la glue sur le goudron ramolli, il s’échinait dans ce décor impur, le grouillement, la gorge pleine de rage. Un autre homme surgit en gueulant, courut droit devant et se ramassa un pilonne de béton, recroquevillé dans la flopée qui ne se laisserait plus saisir, tomberait au hasard sur les balcons. Regarde : la photo montre de simples feuilles de platane qui dansent joyeusement avec les grandes tours vitrées un peu partout, rien d’autre.
Voilà à présent je me demanderai : combien ça fait en feuille de platane ?
Merci vif chère Emmanuelle… c’est très malicieux !! et encore bravo pour ta délicieuse diction sur les villes invisibles… étonnant et rebelle d’y associer Chopin !