C’est une petite photo d’identité en couleurs dont les couleurs ont passé. On la reconnaît. La petite fille a les cheveux blonds vénitiens, presque roux. Elle a une bouille ronde et une coupe au bol très allongée avec un accroche cœur à la base des cheveux. Elle se souvient qu’elle voulait qu’on lui fasse la coupe de Danièle Gilbert. Mais qui est Danièle Gilbert ? Sa coupe de cheveux à elle, la petite fille, était vachement mieux. Elle ressemblait à un petit chérubin ou un petit moussaillon. C’est selon. Ce jour-là, elle portait une petite robe bleu marine pour petite-fille modèle à la Marie Junior. Le large col de la robe faisait marin. C’est ça, elle ressemblait à un petit moussaillon, un petit pimousse à la mûre dont elle raffolait. Elle était bien ce petit mousse comme à la kermesse de l’école maternelle où ils avaient tous joué les petits marins de la guerre fratricide entre Peppone et Dom Camillo. C’était la fin des années 70 et la guerre froide n’était pas finie. Ça commençait à se réchauffer avec les Américains, avec le Made in China. Mais ce n’était pas encore ça. C’était loin d’être ça.
Là elle doit avoir le même âge que sur la photo d’identité. C’est l’été et elle est sur la plage en famille. C’est sa mère qui prend la photo. Elle s’en souvient. Sur la photo, ses frères et son père et elle. Elle essaie de tenir en équilibre sur un tronc d’arbre, un peu comme un gros bois flotté. Ses cheveux sont mouillés et retenus en arrière. Ils sont carrément roux, légèrement ondulés et on voit bien ses tâches de rousseur sortir de son visage et de sa peau diaphane. Elle fait un peu la moue. Elle essaie d’avoir les joues plus creuses parce qu’elle trouve qu’elle a de trop grosses joues avec une bonne bouille de trop. Elle est mince. Elle porte un bermuda bleu marine et comme une sorte de vareuse blanche ou rose pâle. Elle essaie de se concentrer à regarder au loin. On dirait encore un petit marin qui essaie de passer de bâbord à tribord. À moins que ce ne soit l’inverse. En tout cas, elle avait eu du mal à tenir en équilibre pour une photo qui a déjà passé le temps, avec son lot de chemises à carreaux pour les hommes et de vareuse blanche pour les dames, à la fin des années 70, sur la plage de Nauzan, Charente-Maritime.
Sur cette photo pas mal d’années ont passé, un peu comme une éternité. On est en 2003 et c’est presque l’été à Saint Avit les Monts. Sur la photo, elle est à un mariage et elle est endimanchée. Elle pose avec son père qui porte un costume bleu marine. Elle est debout aussi, bras légèrement croisés, avec une robe rose et longue un peu froissée, ses cheveux roux bouclés coiffés en carré court. Elle porte des petites lunettes de soleil. Ils sont à un mariage, elle et sa famille. Elle a trente ans passés. Elle se fait chier à en crever. De toute façon, elle se fait toujours chier aux mariages des autres. Ça ne signifie rien pour elle. La mariée a une belle robe et le marié a un beau costume. Un point c’est tout. Là, c’était carrément la noce à Boboss ou la fête à neuneus avec son lot d’anges heureux, de cotillons, de jarretière mal placée et d’animations à la con avec du cochon servi comme si c’était du veau. Ce n’était pas très réussi mais elle avait bien rigolé quand les parents du marié étaient partis fâchés de la noce à cause d’une blague mal placée. Une histoire de belle mère qui n’avait pas plu aux parents du marié. Ils s’étaient barrés très fâchés. On était en 2003 et elle avait l’impression que ces gens vivaient encore comme dans les années 50 à 70, avec une belle mentalité de plouc bien balourd. Oui, elle était dans une périphérie de la campagne et là bas, c’était encore la castagne.
Sur cette photo, on est en 2004 ou 2005. On est presque sur le toit du monde. Toute la famille est en Russie. Elle pose devant un dôme en forme de mappemonde dans un centre commercial de Moscou. Elle se souvient que c’était la course à ce voyage organisé. C’étaient les chevaux de course qui cherchaient une orange pour étancher leur soif. Elle, sur la photo, était assise à côté de son père et derrière son frère aîné qui est assis sur une marche inférieure. Elle avait l’impression d’être sur le toit du monde, dans le monde où tout est dispendieux mais toujours pour les mêmes. Il s’agissait d’un centre commercial avec les mêmes franchises qu’à Paris ou New York, Orléans ou Bangui. Les mêmes magasins en plus luxueux, plus tape à l’œil. On sent les Moscovites très affairés à leur business. C’est l’argent trouble des roubles, de l’argent russe qu’on ne compte pas en euro mais en bitcoin au coin de la rue. Tout le monde est à la rue mais pas encore dans le centre commercial. Les guerres se jouent ailleurs comme des roulettes russes qu’on pousse au bord d’un fleuve ou d’un canal. Le sketch est très banal.