On ne peut pas prendre les clichés en main, apprécier l’épaisseur du papier, les retourner, lire une date, un nom. De papiers photosensibles trempés dans les bains de révélateur, ils sont devenus immatériels. Les images se superposent, glissent, disparaissent sous la fenêtre du traitement de texte, dans le va-et-vient entre les applications. Retrouvées dans les méandres de l’arborescence des dossiers d’archives. Les originaux ont été scannés, pour les sauver d’une lente dégradation, les classer, les partager. Une trace numérique pour de vieilles images, des vies à distance. Un siècle à peu près. Pour qui ne connaît pas l’histoire de ces personnes, l’image pourrait évoquer le XIXe, une ruralité hors du temps.
Alors que les tonalités sont sépia, les voilages de la porte sont restés très blancs, surexposés lors de la prise de vue. Ils forment deux rectangles lumineux qui éclairent toute la scène. Entre ces deux battants de porte fermés, un rectangle noir, la porte ouverte sur la salle du café. On distingue avec peine le dossier d’une chaise.
Sur ce rectangle noir, se détache l’ovale presque rond du visage d’une jeune femme, blanc. Son sourire timide est un trait mince. Ses mains blanches sont jointes sur sa robe noire. Une robe de tous les jours, un vêtement de travail délavé et souillé en dessous de la taille. Elle est là, comme si elle venait de quitter ses fourneaux, dans un entre-deux, debout à la porte, à l’extérieur de la salle mais toujours sur le perron. Juste une marche qui la sépare de la terrasse en terre battue où ses parents sont assis. Comme si elle avait hésité à sortir de l’ombre. Pourtant, c’est elle que l’on voit en premier, parce que debout, parce qu’encadrée de blanc et se détachant sur un fond noir, parce qu’un peu en surplomb.
Était-il prévu qu’elle soit sur la photo ?
Il y a un peu moins d’un mètre entre elle et ses parents, et entre eux assis devant la porte du café. La fille se tient précisément dans cet espace vide, debout, si bien que l’on peut la voir en pied.
Le photographe est maladroit, malhabile avec son appareil, sans doute parmi les premiers portatifs arrivés dans cette campagne reculée, peut-être un Kodak. Le format paysage ne convient pas à la scène. Étrangement, le triangle formé par la fille et ses parents n’est pas au centre mais sensiblement décalé en haut et à gauche. Cette erreur de cadrage ménage un grand vide en bas et à droite de l’image.
Mais n’est-ce pas intentionnel ? À bien regarder, c’est l’homme, situé à droite du groupe, qui occupe le centre de la photo. Cela paraît évident quand on ne regarde que lui, que l’on fait abstraction de tout le reste. C’est lui que le photographe a choisi de mettre au centre, le patriarche, le commanditaire. Les deux femmes sont accessoires.
De cette focale patriarcale naît un vide étrange et clair qui occupe la moitié basse de la photographie. Au premier plan, la terre battue de la terrasse. Le sol est uniforme. Quelques graviers blancs, un bouquet de branchages secs. À droite de la photo, le fût d’un arbre coupe verticalement l’image, presque sur toute la hauteur. On ne voit ni branche ni feuillage, juste le fût très droit d’un arbre dont on ne peut distinguer l’essence, un arbre mince mais dont l’écorce est déjà épaisse, peut-être planté il y a une génération. Un tilleul. À droite du tronc, l’étroit rectangle noir d’une autre porte, ouverte sur l’intérieur de la maison.
La photo est assez nette pour percevoir le relief de la façade de granit. Les rectangles de pierre agencés en quinconce forment un aplat clair malgré le gris moucheté de noir de la pierre. Le temps doit être ensoleillé. Peut-être le début d’un printemps précoce.
Deux pieds de vigne, de part et d’autre de l’embrasure de la porte, grimpent le long de la façade, légèrement de biais vers la droite. Aucun sarment, ni feuille.
À gauche de la mère, un banc de bois très simple est posé contre la façade de granit.
Hasard ou intention, la composition est graphique, tramée de lignes simples : les verticales de la treille et du tronc, des montants de portes ; les horizontales des pierres de taille, des lattes du banc, des nez de marche.
L’ensemble dégage une grande sobriété, à l’image de la modestie des personnes photographiées dans leurs habits de tous les jours.
La vieille femme, les cheveux blanc remontés en chignon porte un tablier clair et un gilet sombre. Elle est assise sur une chaise dont on ne distingue pas la structure, cachée par les étoffes. Seul objet usuel apparaissant sur la photographie – avec le banc – la vieille femme tient une grande tasse à café dans sa main gauche. Elle tient en réalité la soucoupe. Dans sa main droite, une cuiller qui plonge dans la tasse. Elle a arrêté son mouvement pour la photographie. Ou bien elle avait besoin de tenir quelque chose pour occuper ses mains, se donner une contenance. Ou bien sa fille venait de lui porter son café et a pris la pose avant de se retirer à la cuisine.
L’homme est assis sur une chaise dont on perçoit deux barreaux en bois entre ses mollets. Le buste appuyé au dossier, légèrement en appui sur sa gauche, il a les bras ballants, sa main droite ouverte sur sa cuisse droite, son poing gauche posé sur le haut de sa cuisse gauche. Son costume et ses chaussures sont usés. La chaîne de la montre à gousset, accrochée à un bouton du gilet sombre, dessine une fine courbe claire qui disparaît dans une poche. Une casquette sur la tête, il regarde l’objectif patiemment. Sa moustache ne permet pas de distinguer sa bouche. En zoomant, on distingue l’expression d’un léger sourire de circonstance.
Les feuilles de la treille se confondent avec celles des tilleuls. Elles forment un amas végétal au dessus du groupe compact qui s’est pressé sur la terrasse. On dénombre dix-neuf visages. Le père est au centre, entouré de sa femme, robe noire et tablier gris, et de sa fille. Robe noire de deuil, la main gauche campée sur la hanche, les cheveux noirs attachés, son regard dirigé nettement vers sa gauche, elle sourit.
Les filles, les femmes sont à l’honneur, bien alignées au premier rang. Au deuxième, les hommes et les garçons sont moins ordonnés, dissipés. Malgré le flou de son visage en mouvement, on distingue le large sourire, les pommettes saillantes et les yeux plissés d’un jeune homme.
Au dessus du feuillage, le premier étage de la façade de granit, une fenêtre aux volets entrouverts, la ferronnerie du petit balcon de la porte fenêtre du couloir de l’étage. Au dessus, une enseigne métallique piquée de rouille annonçant sobrement « CAFÉ RESTAURANT ».
Avec l’âge, le père a pris de l’embonpoint. Il arbore toujours moustache et casquette. Droit sur son siège, il fait mine de guider fièrement le mulet de sa charrette à deux roues, le regard droit. Bien cadré, l’attelage est au centre, pris de trois-quart-face à droite.
Le chemin est trempé d’une récente averse. On a profité de l’éclaircie pour faire la pause. Le soleil de la fin de journée projette sur le champ en arrière plan l’ombre disproportionnée d’une silhouette située hors-champ.
En arrière-plan, au dessus des tiges de maïs, les toits de quelques maisons. La colline, fort peu boisée à cette époque où chaque arpent de terre était précieusement cultivé, ferme le panorama. Le peu de ciel visible est nuageux.
Vous évoquez à juste titre la fragilité matérielle des photographies anciennes et leur effacement progressif. Par l’écriture on suit le regard du spectateur, ce sur qui ou quoi ses yeux se posent en douceur et circulaire et qui finissent par se perdre dans le ciel. Merci pour la continuité de la figure paternelle.