C’est une photo, prise au smartphone, un soir de novembre, entre chien et loup, à l’heure où les noctambules courant les restaurants, croisent des retardataires du travail, cadres pressurés ou zélés, pour qui les heures, n’ont ni nombre, ni couleurs, sauf peut-être le noir. C’est une photo, prise en marchant, en mode minuterie et pose longue, au détour d’une rue, au croisement d’un carrefour. Le rendu est bancal, sur un fond bleu nuit flouté, nimbé de lumière impressionniste. La démarche chaloupée au rythme de ma respiration, viseur en cible aléatoire, dans le cône du grand angle déformant formes et objets, les hommes et les ombres, se jettent à corps perdu sur le capteur du téléphone, pour mieux s’engluer dans une mélasse de photons colorés. Deux silhouettes, ellipses d’humanité viennent y adhérer pour mieux s’en détacher, laissant partir à regret, des êtres de chair « qui ont été là ». Comme deux fantômes regagnant leur gouffre d’éternité, ces deux ombres furtives, marchent à allure rapide dans ma direction. Elles m’évitent en se rabattant le long de voitures en stationnement. On les devine plus qu’on ne les voit. Impossible de les distinguer et de les décrire. On peut juste les imaginer. Qui sont-elles? des connaissances? des collègues de bureau? de simples passants? des agents secrets? Innombrables conjectures pour un instantané pris à la volée qui sera transformé en code binaire dans la mémoire de la carte SIM. Instant décisif pour un épigone de Cartier-Bresson mais moment indéterminé et indécidable pour ces deux ombres, dont le trajet pourra être à tout moment modifié. L’une aura peut-être oublié les clefs de son domicile au bureau l’obligeant à rebrousser chemin. Que fera la deuxième? l’attendre ou poursuivre son chemin? Facile à deviner pour des inconnus mais que feraient des collègues? des amis? Il ne s’est peut-être rien passé ce jour là pour ces deux ombres. C’était sans doute un début de soirée comme une autre, entre automne et hiver. Le hasard les a placé sur mon chemin et j’ai laissé mon appareil saisir le moment et le lieu de leur capture.
C’est une photo d’hiver, prise au smartphone, au zénith d’un soleil de janvier. Au détour d’une rue enneigée, une empreinte de pas de couleur jaune perdue parmi d’autres marques grises et froides…traces d’hommes et passages de voitures se recoupant sans cesse en d’étranges sculptures crantées éphémères. Rien de mystérieux dans cette trace jaune. Juste un pied empiétant sur une bordure jaune d’un trottoir. Utile repère dans un paysage monochrome où trottoirs et chaussées se confondent pour le malheur des piétons distraits. La première photo en mode automatique est grise. Pourtant le ciel est bleu, distribuant ici et là, des éclats irisés, qui lèchent les verres et les parois des devantures des boutiques et les pare-brises des voitures. Je reprends la même photo sous un angle différent. Le résultant est décevant. Il est midi. L’ombre est quasi-inexistante, dure et sans relief. Ne dit-on pas en photographie, que les meilleurs clichés se prennent à la « golden hour »? Pour cela, je dois attendre la fin de la journée ou revenir le lendemain au lever du jour. Il gêle et une batterie de téléphone se décharge vite dans le froid, et puis demain, l’empreinte aura peut-être été modifiée voire effacée. C’est décidé je prends un dernier cliché en mode reportage, en y ajoutant du flash pour donner du lustre à la neige et de l’éclat au jaune. C’est mieux, même si c’est un peu surexposé. Et puis on ne peut pas filtrer ni orienter l’éclair du flash du téléphone. Qu’importe, on retouchera si nécessaire, les courbes de contraste et de luminosité avec un logiciel. Cette empreinte n’est plus creuse mais en relief comme si on l’avait extirpée de la gangue de neige qui la retenait. Drôle de paysage vu d’en haut, avec des cumulus de neige exposés aux quatre vents de la rue, surplombant des montagnes lilliputiennes perdues au milieu d’un désert de dunes aux arêtes coupantes et drues. Une tache noire, entre cimes et sable, évoque un ouragan en formation prêt à fondre vers un canyon insondable, creusé entre ombre et soleil, par un bord d’une chaussure de neige anonyme. Cette trace me rappelle le pas de Neil Amstrong lorsqu’il a marché dans la poudreuse lunaire. Il y a sauté allègrement à pieds joints, comme un enfant découvrant la neige fraîche au petit matin. Deux belles empreintes de godillots « made in America », immortalisées tout la haut, par cet astronaute, avec un appareil Hasselblad qu’il avait emporté dans sa valise spatiale. Cette empreinte jaune, prise de haut, sera pour moi celle d’un unijambiste, avec un smarphone « made in China » A propos, qui a marché sur cette bande?
Une photo d’une trace et de deux ombres, prise à des moments et en des lieux différents. Ombres et trace d’une même humanité anonyme, sans lien apparent, témoignages d’instants d’urbanité, où chacun se côtoie sans jamais se voir. Cette photo me semble impossible à prendre mais on peut techniquement la composer avec un photomontage. Mais sera-ce encore une photographie ou un amalgame graphique d’éléments disparates? Je ne connaîtrai pas ces silhouettes, devenues ectoplasmes par l’effet d’un réglage, qui seront à jamais enfouis dans une mémoire photographique, palliant, bientôt, la mienne en instance de défaillir. Ces photos de trace et d’ombres m’intriguent. Et pourtant, je n’ai aucun sentiment ni émotion pour les personnes qui les ont revêtues. Ces clichés dévoilent sans mot dire, des êtres saisis au vol, maigre butin d’un chasseur d’images, qui n’a gardé en main que les plumes d’un gibier trop vif. Je pourrais les retrouver si je passais une annonce dans un média local. Peine perdue car ces personnes ignoreraient elles-même avoir été l’attention d’un photographe furtif. Se reconnaîtraient-elles sur cette photo? D’ailleurs, la nuit, tous les chats sont gris et par conséquent, cette photographie ne me sera d’aucune utilité, hormis peut-être l’esthétique du graphisme. Je ne puis que les imaginer, sur une mémoire d’impression. Sans doute étaient-elles jeunes et en bonne santé. Probablement deux hommes, au vu de leur morphologie, marchant les mains dans les poches et portant des sacs en bandoulière. C’est peu et chacun pourrait se reconnaître dans cette description. Ces deux ombres resteront pour moi une énigme. La trace de pas sera t’elle plus bavarde? Les experts policiers pourraient me dire la marque et l’usure de la chaussure ainsi que le poids approximatif du marcheur. A condition de ne pas porter de charge. On pourrait retrouver les vendeurs de cette paire de chaussures et leur millier d’acheteurs. En hiver les hommes, les femmes et les enfants sont chaussés des mêmes paires de bottes. Quête gigantesque et superflue pour un simple promeneur. Et comme je n’ai pas le deuxième pied, on ne connaîtra pas la taille de ce marcheur. Etait-il accompagné et par qui? J’aimerais bien faire marcher l’un de mes promeneurs de novembre, sur la trace de ce pied, pour lui donner une consistance, une identité, lui inventer une vie, banale et sûrement triste à mourir. Je peux l’imaginer courir après un bus ou s’abriter de la neige. Courait-il après une aventure ou fuyait-il quelqu’un ou quelque chose? A t’il emmené un enfant dans une école proche de la semelle jaune? Ou retournait-il au bureau en rejoignant en chemin son compagnon de route? Que de questions sans réponse! Cette photo de pied, bien plus nette, est moins parlante. Il y a fort à parier qu’elle n’appartient aucune des deux personnes entr’aperçues l’automne dernier. Mais j’ai envie d’y croire et en faire un cliché mental – une « cosa mentale » que j’ai envie de partager. Cliché fantasmé mais possiblement reproductible en retournant sur les lieux de novembre, par une journée d’hiver. J’attendrai cette opportunité le temps nécessaire. Mais reverrais-je mes deux marcheurs? Et aurais-je envie de les reprendre en photo?