C’est une image extraite d’une cantine de plastique translucide de couleur orange où sont jetées en vrac, toutes époques confondues, des photographies familiales. C’est un petit tirage, 8cm sur 10cm5, sur un papier mince et mat, dont les valeurs sépia dénotent une époque lointaine. C’est une photographie de plein air, attrapée au vol d’une journée ordinaire: un homme et un enfant sont assis sur une terrasse, on aperçoit une rambarde de bois sur le bord droit de l’image; l’arrière plan — ses arbres, leurs feuillage, une pelouse— est pour partie évaporé par une trop longue exposition à la lumière. Le contre jour plonge le visage de l’homme dans l’ombre cependant que les rayons du soleil qui arrivent de sa gauche dépose sur l’arrête de son nez un rehaut en forme de triangle.
C’est un homme d’une trentaine d’années, de carrure sportive ; il porte une chemise claire à fines rayures imprimée (s’agit-il de surpiqures? les valeurs lumières appauvries perdant les détails de l’image) et une cravate sombre, noire ou rouge — se souvenir que les costumes des films tournés en noir et blancs étaient pensés et tout à fait organisés dans leurs couleurs : de l’incidence d’une valeur couleur sur une valeur lumière.
Le buste de l’homme s’incline vers l’avant ; l’ébauche d’un élan vers qui le photographie ou le soupçon d’une impatience ? Le dossier qui surplombe l’épaule droite de l’homme laisse supposer qu’il peut se trouver assis sur un fauteuil à bascule et que c’est la culbute du fauteuil qui lui imprime ce mouvement. L’homme tient l’enfant, assis sur sa cuisse gauche, la courbure de son bras recueille le dos de l’enfant et le préserve d’une possible chute, cependant sans tendresse particulière. C’est un enfant, de deux ans tout au plus, il se tient très droit. Sa bille archétypale de gamin (penser au Kid ou a Little Nemo), des joues rebondies, une frange très courte arrondie par le bombé du front, des yeux écarquillés. Les regards actifs de l’homme et de l’enfant. Leurs lèvres légèrement entrouvertes, un mot qui ne sera pas prononcé pour l’homme, l’esquisse d’un sourire, pour l’enfant.
Tu les reconnais, tu as vu d’autres photographies ; ce doit être l’américain et son fils, oui, tu les reconnais, eux assis sur cette terrasse de la maison de bois. C’est en Floride, ou en Alabama dans l’histoire apocryphe, c’est elle qui prend la photographie, elle la mère de l’enfant, B dans l’histoire apocryphe, qui a voyagé sur le cargo portant l’enfant à l’envers de sa peau, elle qui dessinait les visages; c’est l’été l’enfant est né dix huit mois plus tôt, on lui a donné le deuxième prénom de son père, à la naissance il est circoncis, une pratique courante en Amérique ; des années plus tard quand l’enfant sera revenu en France, quand il sera juste sorti de l’adolescence il portera une étoile cousue au revers gauche de son vêtement rayé ; tu les reconnais ce doit être en juin 1922 ou 1921 en Amérique, c’est un père et son fils, ils regardent qui les photographie, ils regardent B. ; l’homme veut lui dire quelque chose, il ne sait pas que c’est trop tard ; ils la regardent, ce doit être un père et son fils, Amérique , ce doit être elle, la mère, Blanche, qui arrête le temps…
12,5cm/17,7cm se sont les dimensions hors tout de l’image que tu pioches au hasard. Une bordure cerne le tirage, le blanc du papier disparait sous une teinte grisâtre et la marge du haut excède d’un demi centimètre celle du bas. L’image en elle-même, 10,8cm/16,5cm et d’aspect charbonneux, laisse deviner le portrait en buste d’un guitariste saisit alors qu’il joue. Le visage du musicien disparait dans la fumée noire qui obscurcit l’image, on devine ses lèvres entrouvertes, il semble qu’elles émettent un son ( penser aux anges musiciens de Van Eyck dans le polyptyque de Gand où chaque bouche entrouverte désigne un son). Seules les mains et la guitare, une guitare acoustique Welson, sont assez nettes, le pouce et l’index de la main droite, doigts pincés, tiennent semble-t-il un médiator, les doigts de la main gauche se distribuent entre la première et la troisième cases qui sont de couleur sombres. Au dos de l’image cette date au stylo : 22 12 1971.
— En 22 12 1971 L'Autrichien Kurt Waldheim devient secrétaire général des Nations unies. En 1986, quelques années après la fin de son second mandat comme Secrétaire général, Kurt Waldheim se présente candidat à la présidence en Autriche. Durant la campagne électorale, un hebdomadaire autrichien dévoile le passé d'officier nazi de Waldheim. Ce dernier, en poste dans les Balkans durant la Seconde Guerre mondiale, aurait «fait appliquer [...] des instructions nazies ordonnant notamment des déportations et des exécutions de civils, selon un rapport du département américain de la Justice» — Création de l'organisation non gouvernementale internationale Médecins sans frontières.
Elle t’arrive sur l’écran, cette image que tu as faite il y a au moins cinq ans. Trace, elle te revient, fantôme gris de mains cadrées en gros plan. Tu la reçois dans son surgissement ; devenue étrangère. Image numérique immatérielle, qui prend la valeur de l’écran : reçoit sa lumière, s’accidente de ses tâches. Elle s’accompagne de cette mention : la photo est ratée, les mains sont floues, la netteté est sur le pourtour de la manche qui se défait. Mains tavelées ici floues et adoucies, et nacrées par l’absence de netteté. C’est une femme sans doute très âgée. La main droite repose sur la main gauche. On devine la couche de vernis sur les ongles parfaitement dessinés et la femme porte à l’annulaire gauche une bague à trois anneaux, dont le médian est cerclé de pierres. Ce qui intrigue sur le pourtour de la manche droite en tricot, c’est un point clair, une « Bouloche » de laine, comme une ponctuation. Grain de rien qui tire à lui l’image d’une disparition.
C’est au musée mahJ à Paris. C’est le 17aout, il est 17h. C’est là que tu les vois. Elle et lui photographiés en pied dans un jardin. C’est elle, jeune femme brune aux cheveux coupés courts dans sa chasuble à col marin et sa longue jupe froissée, ses chaussures à barrettes claires; ce doit être au printemps pour se tenir ainsi au dehors sans manteau dans des vêtements légers; ou bien la jeune femme est sortie dans le jardin juste pour la photographie, on manque toujours de lumière à l’intérieur. C’est lui dans son vêtement de sous officier, képi, veste cintrée à gros boutons, pantalon légèrement bouffant sur les bottes éperonnées et il s’appuie sur une épée. Vêtements qui rattachent l’image à la Grande guerre.
Tu les regardes dans leur cadre, elle et lui. Tu ne lis pas le cartel. Tu reviens au visage de la femme qui se tient mains dans le dos, sur la gauche de l’homme, à droite de l’image. C’est la spontanéité et la contemporanéité de son visage qui t’atteint. C’est un sourire; la résurgence d’un être dans un sourire. C’est toutes les jeunesses disparues qui se concentrent dans ce sourire. C’est cela qui te rejoint.
En Annexe et en guise de codicille — de l'incidence de la photographie dans les textes: Extraits de textes retrouvés Nous aimions nous plonger dans les albums que Moune entretenait scrupuleusement. Visages découpés dans des revues, portraits de gens qu’elle aurait pu connaître — elle achetait pour quelques centimes des tirages amateurs sur les quais —, photos de nous et de nos proches, tout mélangé, comme pour les fleurs de son balcon, le vrai et le faux, tout ensemble. « C’est moi là? Ce n'est pas très ressemblant. Et là?» Nous pointions du doigt les images et Moune répondait: « La mémoire efface les choses. » MOUNE nouvelle Avant de partir avec Lise, Gaël a regardé la photographie aimantée sur le frigo et il a dit « On s’est aimé follement, tu sais. » Une fois sur deux il le dit. Ça le rassure de le dire. Cette photographie je l’avais prise au bord d’un lac. J’avais installé le pied et enclenché le retardateur. Le lac et nous. Nous, et le cercle de roseaux. Gaël me tient par l’épaule. Sa main gauche couvre mon épaule gauche. Il porte encore son alliance, c’est juste après qu’il l’a perdue. L’or brille autour de son doigt. Le soleil éblouit ses verres de lunettes, on ne voit pas ses yeux, on voit mes joues couvertes de taches de rousseur et on devine la rondeur de mon ventre. J’attendais Lise, six ou sept mois. LES LUNETTES À DOUBLE FOYER nouvelle Elle ne possédait d’elle qu’un portrait photographique en pied. Dans une robe noire, les cheveux cernés d’un turban, elle se tenait debout sur les marches d’un perron. C’était en Algérie, Mariam naîtrait quelques mois plus tard. Sa mère qui était rentrée au service de riches propriétaires, avait été photographiée par le maître de maison qui aimait conserver dans des albums des traces de ses employés. Les détails du visage éloigné de l’objectif se fondaient à la lumière trop exposée. Quelques bracelets, un peigne de nacre et cette photographie, voilà ce qu’il restait à Mariam de sa mère. MARIAM nouvelle — Dans la plaine en France, il photographia des forêts de membres calcinés. Il photographia des broussailles de fer constellées de chair, reliques anonymes qu’un numéro matricule soustrairait au néant. Il planta son trépied dans la bourbe des tranchées. Des visages dépassaient des fosses, paupières gelées à l’étal de boue, il les enregistra dans son boitier noir. Sous le feu des obus le brouillard était jaune. Les chevaux morts puaient. Il s’enfonça dans les galeries. Il les photographia engoncés dans le bleu de la laine, lettres ou cartes à jouer aux pognes. Certains exhibaient leur chasse miraculeuse, chapelets de rats qu’ils étendaient par-dessus leur cloaque. Des dormeurs rêvaient en espalier — des morts aussi on en voyait debout mais ils ne rêvaient pas. Søren les photographia raclant la soupe de leurs gamelles gelées, et buvant, et fumant et se délestant de leur boue. Il les photographia dépoitraillés, défiant le gel, des chants jaillissaient de leurs gueules noires. Sous les feux de fusée qui faisaient au ciel une orgie de lumières ; la terre grouillait. Elle s’animait, elle était chair — grimaçante, glaçante — elle était l’image de la mort. Søren s’engouffra dans les "camions ambulance". Il photographia des gisants sans visages et sans pères. Il enregistra leurs souvenirs déversés dans l’oubli: lettres, portraits, rubans, mèches, alliances. Un képi trépané, une main sur un drap. Il arpenta les décombres. Photographia les fosses inondées de chaux. Les croix arrachées aux lambris des ruines. Et la brûlure des noms, dans la veine du bois. Il photographiait, c’était son job. Il photographia lui qu’on avait arraché aux grands arbres d'Amérique pour photographier la guerre; lui qui rentrait les yeux grevés d’images où le sang était noir. — La fille, qui se tient derrière la barrière de fer dans sa robe de laine, il la photographie. Un jour dans un laboratoire d’Alabama; le visage de la fille remonterait d’une cuve ; la photographie révèlerait ce visage dont personne n’aurait connu le nom ; longtemps il resterait pendu à la corde, là où sèchent les images. — B. observe la photographie accrochée sur le mur. Un homme, une femme et trois enfants posent devant une toile représentant le grand Canyon. La femme aux tresses relevées en couronne est plus grande que l’homme qui se tient sur sa gauche, à droite de l’image. Lui, un barbu d’une carrure impressionnante, serre contre sa poitrine une hache dont la tête affutée penche vers la femme. Les enfants, deux garçons et une fille, entre quatre et dix ans sont assis sur un banc. Le plus jeune a dans le regard la détermination triste de S. mais il sourit comme l’homme qui doit être le père. Comme la sœur. Comme le frère. Comme la mère. Sur la photographie Danish-Red-Skin a 26 ans, un mari et trois enfants. LA TOILE DE BLANCHE récit
J’aime ce pouvoir d’arrêter le temps tant qu’il est encore temps et pourtant l’ombre que laisse le futur dans cet instant que tu as très bien retranscrit. J’aime aussi les références cinématographiques
Merci pour ta lecture Géraldine . ( beaucoup aimé ta P9 tes photographies )
Blanche qui arrête le temps…Merci. Nathalie Holt. Émotions toujours à vous lire.
(Blanche s’accroche un peu) merci Ugo pour le regard bienveillant
Jamais rien lu de tel. Profondément remuée, entraînée dans vos sillages, la sidération qu’on éprouve face à un album caché, oublié… et les distances que vous rappelez – de l’Autriche à l’Amérique – avec l’affolant rappel des dates, créent de profonds remous
Merci Chère Françoise
Et de dire que « la mémoire efface les choses »… c’est juste, et révoltant. L’écriture alors …