Ce sont trois photos carrées. Deux en noir et blanc, qui auraient pu être prises le même jour, et une en couleurs. Aux inscriptions ajoutées derrière, au stylo, on sait qu’au moins une des deux photos en noir et blanc date de 1966; l’autre date de 1971. Les deux photos en noir et blanc sont prises en extérieur, l’une devant deux marches irrégulières en ciment menant à une porte en bois, l’autre vraisemblablement dans une courette. La troisième photo est prise en intérieur, dans une chambre dont on ne voit qu’un petit bout du lit et une coiffeuse, et un grand pan de mur blanc, qui occupe presque les deux tiers de la photo. La même jeune femme apparaît sur les trois photos. Sur les photos prises dehors, elle est accompagnée d’un petit chien blanc et, dans la courette, une femme assez âgée est assise à côté d’elle, sur un banc en pierre. Sur la photo prise dans la chambre, elle se tient debout, face à l’objectif, une main posée sur la coiffeuse. Elle sourit d’un sourire franc.
– Maman, c’est qui sur la photo ?
– C’est mamie.
– Elle a quel âge, mamie, sur cette photo ?
– Je ne sais pas, peut-être quinze-seize ans, fais voir s’il y a quelque chose écrit derrière. Ah oui, « samedi 5 février 1966 », donc elle avait dix-sept, bientôt dix-huit ans. C’est signé « Jacqueline ».
– Et le chien, c’est le sien ?
– Oui, c’était le chien de sa famille. Il s’appelait Bibiche. Regarde, derrière l’autre photo, il y a écrit « Maman, Jacotte et Bibiche qui se porte bien bien ! » Signé « Jacqueline ». Tu as vu, mamie porte la même robe sur les deux photos. Elles ont peut-être été prises le même jour. Quoi que, peut-être pas. Elle n’a pas la même coiffure: sur celle-là ses cheveux sont lâchés, et là, ils sont remontés en chignon. Et sur une photo elle a des chaussures, mais sur l’autre on dirait qu’elle porte des chaussons.
– Et sur cette photo elle est avec qui, sa maman ?
– Oui, ma grand-mère. Ton arrière-grand mère.
– Pourquoi elles se sont mises là pour prendre la photo, c’est pas très beau ?
– Je ne sais pas, elles ont dû sortir dans la cour, se mettre sur le banc en pierre. Oui, c’est sûr que le bout d’évier posé contre le mur, c’est pas très beau. Mais il n’y avait peut-être nulle part d’autre où aller.
– Elle avait les cheveux longs, mamie ?
– Oui, elle les a eus très longs pendant longtemps, regarde cette autre photo, tu vois comme ils sont longs et beaux ? Elle les a coupés quand elle a eu des enfants, pour que ce soit plus pratique.
– Ah oui, la chance, ils sont trop beaux. Pourquoi cette photo-là elle est en couleurs alors que les autres non ?
– Elle doit avoir été prise plus tard. Tiens, « Septembre 1971 », mamie avait vingt-trois ans. Ils devaient avoir un appareil photo couleur. Avant, les photos c’était en noir et blanc.
– C’était sa chambre ?
– Oui, j’imagine que oui. Tu sais, mamie a longtemps dormi dans la même chambre que ses parents, jusqu’à dix-huit ans je crois. C’était tout petit chez eux, ils n’avaient pas beaucoup de place. Mais ça, ça devait être sa chambre rien qu’à elle.
– La photo est abîmée.
– Oui, elle est un peu abîmée au milieu, elle a dû être collée dans un album, et puis enlevée, et ça a arraché un bout.
– Elle avait plein de petites poupées.
– Oui, des petites poupées en tissu, il y a une petite poupée alsacienne au mur, des cartes postales, un miroir, c’est peut-être là qu’elle se coiffait.
– Et des pompons au mur.
– Ah oui, des pompons, je n’avais pas remarqué. Et tu vois en haut, il y a un cadre avec une photo, tu la reconnais ?
– Ah oui, il y a le même cadre dans la salle à manger chez papy et mamie.
– Oui, c’est le même cadre. Et tu sais qui il y a dessus ?
– Des enfants.
– Oui, trois enfants : un garçon, une fille et un autre garçon. C’est mamie et ses deux frères, quand ils étaient petits.
– Ils sont beaux les habits de mamie, elle était à la mode dis donc. J’aime bien son tee shirt blanc avec des rayures aux manches. Puis la jupe, elle est classe.
– Tu sais que mamie était couturière, qu’elle travaillait dans une usine quand elle était jeune, elle faisait des habits, des jupes, des chemisiers, des robes. Elle faisait souvent ses propres habits. Le haut, je ne pense pas, mais la jupe plissée, qui arrive juste au-dessus du genou, qui lui va parfaitement, c’est peut-être elle qui l’a faite. Et sur les deux autres photos, où elle porte la même robe, les photos avec Bibiche : ça ressemble à une robe fait maison. Tu vois le col, les fronces, les plis, elle sait faire tout ça, mamie.
– Et les deux petites photos, là ?
Deux photos d’identité se font écho : même visage, mêmes cheveux longs et ondulés, même sourire doux, même inclinaison du buste, mais pas du même côté, si bien qu’en mettant les deux photos côte à côte, qu’importe l’ordre, elles forment un effet de symétrie. Le fond n’est pas uni mais réhaussé de larges taches de couleur. Ce sont deux photo prises en studio. Il s’agit de la même jeune femme que sur les autres photos, à deux moments de sa vie suffisamment proches pour qu’on ne puisse pas dire avec certitude quelle photo précède l’autre. Rien ne permet de le savoir : aucune inscription au stylo – de nom ou d’année – n’a été ajoutée au dos des photos.
Leur format n’est pas tout à fait le même : les photos font la même hauteur, mais l’une d’entre elles est plus large – celle-là porte une inscription. Dans le coin, en bas à droite, il est écrit PHOTO BOUGARDIER GRAY. En regardant de près, on remarque que cette signature a été ajoutée à la photo au moyen d’une petite carte au fond transparent. Les deux photos sont réhaussées d’un cadre blanc, crénelé – la dentelure est présente à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du cadre pour la photo signée, seulement à l’extérieur pour l’autre photo. Autre différence : la photo signée est imprimée dans un noir et blanc bien net, tandis que l’autre tend vers des tons légèrement bruns-jaunes, sépias, plus doux. Cette photo est imprimée sur un papier mat, alors que la photo signée est sur papier brillant.
Si on devait estimer son âge, on dirait qu’elle doit avoir entre quinze et vingt ans. Elle a un visage aux traits réguliers. La texture des cheveux suggère qu’ils ont été brossés peu de temps avant les photos, peut-être lavés le jour-même. Ils ondulent par larges vagues. Sur la photo plus large, celle qui est signée par le photographe, le sourire laisse apercevoir quelques dents de la rangée supérieure, qui semblent légèrement en avant. Le sourire, comme le regard, hésitent, comme gênés par la pose artificielle. Sur l’autre photo, en revanche, le regard comme le sourire – sur celle-ci, la bouche est fermée – semblent plus naturels, emplis d’une confiance sereine. C’est peut-être pour cette raison qu’on aurait tendance à penser qu’elle est plus âgée sur cette photo. La jeune femme semble heureuse, rayonnante.
– Elle est belle, mamie.
– Oui, elle est belle.
Belles descriptions avec un dialogue pour illustrations. De belles images.
Merci pour la lecture et ce commentaire – j’aime l’idée du dialogue qui fait illustration.
Oui, c’est chouette, cette idée de conversation autour de la photo, enfin des photos (car il est question de divers clichés), mais évidemment ça réduit le recul et le côté neutre qui produit un suspens du temps… c’est un autre type d’exercice, mais ça marche…
Bien aimé l’analyse de la signature Bougardier, la petite carte à fond transparent, le mat, le brillant…
Merci Françoise pour votre lecture et votre commentaire. J’ai en effet triché avec l’exercice et la forme du texte… équilibre fragile entre ce que les photos disent, ce qu’on peut essayer de deviner et ce qu’on sait.
Le dialogue est une idée vraiment originale.
Merci pour cette lecture, le dialogue était une manière d’évoquer l’idée de transmission entre générations (et directement inspiré par les réactions de ma fille en voyant ces photos!), en gardant du recul face à ce qu’on ne sait pas.
Très beau ces échanges autour des photos, beaucoup aimé imaginer cette petite fille s’interroger sur sa grand-mère, et le passage sur son métier de couturière. Merci
à mon tour de dire merci!
C’est toujours fascinant de voir comment certains textes se détournent de la consigne pour mieux lui faire honneur. Votre texte en est la preuve et c’est pour cela qu’il brille. Merci !
Oh, grand merci pour cette lecture généreuse, Helena!