A vue d’œil le format est de quatre centimètres sur six, ou peut-être un peu moins. Comme les photos qui sortent du Polaroid®, c’était possible, mais on ne peut pas sortir la photo pour vérifier la date et voir si cela coïncide avec ce qui est écrit sur Wikipédia à propos des Polaroid®, ni savoir quel serait le modèle de Polaroid®, elle est enfermée dans un petit cadre doré à reliefs fait de points et de traits, simples mais sacralisant l’image. La photo ne peut sortir pour être retournée ce qui augmente l’effet trésor, excite la curiosité. Le mécanisme n’est plus de ce temps, la faire glisser risquerait de tout casser, je suis maladroite, on ne peut qu’imaginer une date possible à partir de sa posture à lui, derrière son vélo. Depuis combien de temps ne se tenait-on plus aussi droit ? Courbés sur des Mac ®, avachis dans des canapés en cuir blancs, bouche en cul de poule sur nos selfies à filtres, nous ne savons plus rien de ces postures droites qu’exigeait la solennité du moment de la photo à ne pas gâcher. Il faudrait pouvoir zoomer mais c’est impossible, zoomer sur ce visage aux traits droits, ce visage si petit sur la photo quatre par six, à peine cinq millimètres. Personne ne penserait à mettre une photo de profil de réseau social avec un visage n’occupant même pas cinq millimètres de l’image, encore moins à poser raide devant son vélo, on dirait aujourd’hui qu’il a un balais dans le cul, et on pose en mouvement sur des vélos multicolores, on est sportif, l’idée de cette photo est ailleurs et elle est en noir et blanc. On devine une sacoche en cuir à l’arrière, pendant la guerre il portait le courrier au front mais sur la photo il est plus âgé, la guerre devait être finie, mais aucune date ne permet de recréer une chronologie certaine. Ce doit être au jardin public, le bosquet de derrière est trop gros pour être un bosquet domestique. Sa circularité rappelle celle des roues du vélo, était-ce fait exprès ? C’est une interprétation trop contemporaine et trop excentrique qui ne colle pas à la rigueur de sa tenue, chemise blanche, veste noire, impeccable, avec même un mouchoir sur la poitrine. Les pneus du vélo sont aussi blancs que la chemise, on ne voit plus de pneus blancs, ou très peu. Il devait sortir du magasin de vélo, le parc public juste à côté s’était prêté à l’immortalisation. Acheter un vélo était un événement. Aujourd’hui c’est presque aussi simple que de faire un selfie pour son compte Instagram.
La photo du centre est de même format, cadre en trois parties, pliable. Le fil conducteur, ce qui avait dû pousser à mettre ces photos côte à côte, plus que le lien familial connu, c’était le vélo. Un premier coup d’œil rapide pouvait laisser penser que c’était le même vélo, qu’on avait juste changé les pneus, ou alors que les pneus blancs avaient été usés. Sans couleur, sans zoom et avec une attention trop flottante, oui, on aurait pu le croire. Mais en prenant le triptyque pliable et en l’approchant bien de la lumière, on pouvait voir que les deux vélos étaient différents. Jouer au jeux des sept différences. Cadre de bicyclette argenté, trois petites bandes discrètes, sûrement colorées, pour le vélo du fils on avait dû mettre un peu de fantaisie. Mais la pose était la même, sauf le sourire. Un petit garçon ne peut s’empêcher de sourire à côté d’un si beau vélo, pour un père ce n’était pas convenable, on gardait ses joies rentrées. Le visage occupait un peu plus de place. Aujourd’hui, on dirait qu’il avait un chemisier et des sandalettes de fille, on le traiterait peut-être même de tafiolle avec un accoutrement pareil. Mais pour l’époque c’était bien, ce qui comptait c’était le vélo et cette main fière au premier plan qui serrait la poignée. Un bout de mur et un arbre unique laissaient penser qu’on était à la maison. Mais quelle maison ? Sur une photo de quatre par six, peu d’indices et plus personne ne pouvait parler de cette image. Le petit garçon était devenu vieux et mort depuis longtemps, mais ce que l’on sait c’est que c’est lui qui avait posé là son triptyque et sa bicyclette.
Sur la troisième photo revenait l’homme au vélo, on pouvait enfin distinguer plus facilement ses traits, imaginer que les femmes devaient dire de lui qu’il était bel homme, coupe de cheveux impeccable, veste, cravate, mais il avait omis de soigner les chaussures, de pauvres espadrilles blanches et sales qui juraient avec le haut. Peut-être parce que cette photo signalait un moment de décontraction avec ses animaux domestiques. Ils étaient le centre de la photo, un chien type épagneul et un singe. Le singe le déridait, moins sérieux que face au vélo. Les barreaux du portail , les petits cailloux blancs, la vigne au mur, le chien et le singe, parcourir la photo pour imaginer comment vivait un homme en espadrilles et en costume posant avec son chien et son singe. Aujourd’hui on ne met plus de cravate pour rester chez soi et les singes sont au zoo.
La quatrième photo est prise avec un smartphone, elle cherche à capturer le triptyque dont personne n’a la clé, à comprendre pourquoi lui, le petit garçon du milieu, avait conservé ainsi l’amour paternel sur les deux photos qui l’enserraient. Petit côté au nom du père, du fils et du singe, ce qui permettait d’éviter de tomber dans des interprétations de cul béni qu’il aurait refusées. Placer le triptyque entre les œuvres complètes de Colette et une petite collection reliée de maximes -Pascal, Chamfort, Montaigne et Confucius- sur sa table de nuit et emporter avec lui l’énigme de cette disposition que personne n’avait touchée depuis sa mort. Contrairement au petit cadre doré qui contenait les photos, les livres pouvaient s’ouvrir, mais la littérature ne peut rien dire des singes, des vélos et des espadrilles. La poussière s’était déposée sur les livres et sur le haut du petit cadre doré pliable façon triptyque et il y avait une tache sur la vitre de la deuxième photo, mais cela n’inquiétait plus personne.
j’aime bien l’idée de la quatre (et la description minutieuse des trois précédentes) 🙂
ai choisi ce matin mes 4 et les ai posées sur mon bureau (mais de Mac) mais comme suis allée marcher … elles attendront – pas certaine de les rendre aussi bien)
Merci Brigitte pour ta lecture ! A vrai dire les images se sont imposées sans vrai choix et avec le Mac oui…je suis certaine que les tiennes même si elles attendent seront très bien…en attendant de te lire …bises
Tellement évocatrice ces photos avec vélo. Rien qu’à te lire il m’en vient trois en tête…
Oh merci Danièle.. hâte de te lire