Tu as toujours été là. À nous fixer du regard. Là, tout au-dessus d’une étagère recouverte de bibelots. Ton portrait, à côté de celui de ton mari. Vous ne figurez pas sur la même photo. Ce sont deux cadres identiques, du même format, mais séparés. Des photos en noir et blanc.
Même si elle était en couleur, le noir et le blanc prédomineraient. La tenue que tu portes (une robe ? un chemisier ?) est si sombre qu’elle doit être noire. Comme tes cheveux. Avaient-ils commencé à blanchir ? J’imagine ton teint pâle, mais je me trompe peut-être. Il est certainement marqué par le soleil, par le travail dans les champs, la lessive au lavoir. Tu avais dû t’habiller pour l’occasion, rare, de se faire prendre en photo. Mais à quelle occasion ? Pourquoi t’es-tu rendue chez le photographe, ce jour-là ?
Tu es sans âge. Tu ne peux pas être très veille, puisque tu es vivante. Mais cette photo a toujours appartenu à un temps lointain et révolu. Peut-être, qu’au moment où j’écris, j’ai dépassé l’âge que tu as sur cette photo.
Tu souris faiblement. Un sourire précautionneux, craintif. Est-ce un sourire qui sait déjà ? Dans Le Voile noir, Annie Duperey observe une photo de famille, prise lors d’un pique-nique estival. Elle remarque que, contrairement aux enfants, les adultes sourient. Elle écrit : « Ils sourient parce qu’ils ont peur. » De quoi as-tu peur ? Est-ce parce que tu sais, que tu es allée te faire prendre en photo ? Est-ce que ce portrait était déjà dans l’anticipation de ton absence ? Est-ce ce qui explique ton regard vacant ? Penses-tu à tes enfants, à ce moment ?
Si tu savais, en as-tu parlé à ta fille, ta seule fille, l’aînée de surcroit, lui as-tu dit que ce serait désormais à elle qu’incombe le rôle de femme du foyer ? Non, rien de cela ne se disait. On le savait. On savait que la fille hériterait des tâches maternelles et domestiques, qu’elle n’aurait jamais de travail rémunéré. On connaissait sa place, on savait qu’un seul enfant – un des garçons – pourrait faire des études. On a demandé au plus âgé, cela ne l’intéressait pas d’étudier, il préférait travailler la terre, comme ceux avant lui. On a demandé au suivant – mon père –, il a accepté.
La possibilité que tu aies su, que tu aies vu venir, va à l’encontre d’une autre histoire que je m’étais inventée à ton sujet. Un autre récit dans lequel tu choisissais de mourir, rattrapée par la lassitude. Un récit qui serait à l’origine de la coulée de sang noir qui se diffuse chez certains membres de la famille. Qui expliquerait les silences et les craintes. Qui justifierait pourquoi nous ne savons rien de toi, de ta vie ou de ta mort. Je ne saurai peut-être jamais quel récit est le tien.
Il y a des choses que je peux te dire. Je peux te dire que, de tes cinq enfants, quatre garçons et une fille, sont nés quinze petits-enfants et que deux d’entre eux ne sont plus vivants. Je peux te dire que sur tes cinq enfants, deux sont encore en vie.
De toi, je ne sais rien. Ni de ton enfance, ni de ta vie de femme. Comment as-tu rencontré celui qui deviendrait ton époux ? Quand t’es-tu mariée ? As-tu eu d’autres enfants, morts nés ou en bas âge ? Des fausses-couches ? As-tu essayé de briser des grossesses ? Même les dates de la vie, je ne les connais pas. La seule que je puisse deviner, c’est 1957. Ta mort, vécue comme une fatalité, appartient à cette époque où on mourait jeune sans que cela ne soit un scandale. « J’avais quatorze ans quand ma mère est morte. » La phrase, tant entendue, la seule phrase qui existe à ton sujet, la phrase à laquelle je m’accroche, les bribes autour desquelles construire, mais quoi ? Pas un portrait. Un récit-fantôme, troué. Tu n’as jamais été présentée autrement qu’à travers ta mort.
« J’avais quatorze ans quand ma mère est morte. » Je pourrais aller au-delà de cette phrase et tenter de t’imaginer vivante. Je pourrais aller au-delà de la photo, en briser le caractère austère, irrévocable. Je pourrais tenter d’y mettre du mouvement, des tonalités de couleur, une robe fleurie, un foulard, une voix qui chante en lavant le sol. Tu serais cette présence, celle qui maintient la maison en ordre, celle qui observe les jeux de cartes sans s’y mêler, le dimanche après-midi. Tu serais résignée, pieuse, attachée au labeur. Tu vois, je n’y parviens pas. Tes rires, je ne les entends pas.
Tu m’as légué tes yeux. Les yeux sombres, au bord du noir, le creux du regard dans lequel s’engouffrent les paupières. Le jour de ma communion, une tante a dit à mon sujet, « Qu’est-ce qu’elle ressemble à sa cousine Patricia ! » – ceci dû aux cheveux sombres, au regard, à la stature menue, mais aussi sûrement au « sérieux » dont nous avons l’une comme l’autre, « bonnes élèves », acquis l’image. Je sais que cette phrase voulait dire, « Qu’est-ce qu’elle ressemble à sa grand-mère paternelle ! » Il n’y avait qu’à lever les yeux vers le portrait en surplomb pour en avoir la confirmation.
Il doit bien exister d’autres photos de toi, mais je n’ai jamais vu que celle-là. Peut-être que personne dans la famille, ou l’entourage, ne possédait d’appareil. La seule photo de jeunesse que je connaisse de mon père a été prise à l’école, pas à la maison. Alors je reviens à cette même interrogation : pourquoi ce portrait chez le photographe ? Qu’est-ce qui as bien pu motiver cette dépense, ce geste inhabituel ?
J’ai ton nom – ton nom de femme mariée (ton nom de jeune fille, je ne le connais pas) et ton prénom, qu’on m’a donné comme troisième prénom, après celui de mon autre grand-mère.
Une autre bribe, ténue, à laquelle je me rattache : parmi les lettres que mon père t’a envoyées depuis le pensionnat, qui commence par « Ma chère maman », le « je t’écris » a été barré – vraisemblablement par les curés qui surveillaient le courrier – et remplacé par « je vous écris ».
Te dire « tu », aujourd’hui, c’est peu de choses, si ce n’est tenter de renouer un lien brisé, te donner ce rôle de mère, aimante, vivante, lumineuse, dont tu as été dépossédée.
Touchée par ce portrait de femme merci
On dirait qu’on a déjà un pied dans la P#9 avec Annie Ernaux 😉
Je trouve, il me semble -oserais-je dire je n’ai pas aimé ?-n’en prenez pas ombrage- que la référence à Annie Duperey nous détourne du portrait évoqué -peut-être se contenter juste de la citation sans s’appesantir (renvoi note bas de page ?)
Merci beaucoup pour votre lecture, Cécile ! Effectivement, on est à la jonction entre les propositions #P8 et #P9… Pour la citation, vous avez raison de m’en faire part, d’autant que je suis consciente d’avoir tendance à être dans l’explication quand j’écris… Donc cela me donne un retour concret et constructif !
Merci merci pour ce texte Elise. Tellement d’échos avec mes questionnements sur la façon de s’emparer de cette proposition d’écriture : que faire de ce qu’on ne sait pas ? J’aime beaucoup ce parti pris d’assumer et d’écrire les questions à défaut d’inventer les réponses, de restituer les récits qui circulent, que l’on se fait enfant sur ces générations dont on sait si peu, surtout de leur vie d’homme ou de femme. J’aime beaucoup la fin du texte et ce jeu des pronoms. C’est fou comme cette proposition génère des textes profondément émouvants. Ce geste de l’écriture qui restitue une parole enfouie, une mémoire trouée ne cessera de me bouleverser.
Oh, merci Emilie pour ta lecture généreuse, et attentive ! En lisant ton texte, je me suis posé la question des perspectives différentes que nous avons chacune choisies face à ce qu’on ne sait pas : j’aime beaucoup dans ton texte les sections qui font vibrer le portrait de l’absent, lui redonnent vie… mais ne m’en sentais pas capable pour mon texte, ‘mon absente’, peut-être comme manière de respecter les non-dits (troublants) qui existent et qui ont été transmis. Pour ce qui est d’intégrer les questionnements dans le texte, j’avais en tête (sans m’y hisser, évidemment) la démarche de Modiano dans ‘Dora Bruder’, face à tellement d’interrogations sans réponses… et celle d’Anny Duperey, que j’ai citée. Oui, cette proposition d’écriture, le fait d’adopter une forme si proche, si intime pour évoquer un personnage lacunaire, fait émerger de beaux textes… et de belles discussions ensuite !