Parfois encore, ton gros corps t’encombre. Alors tu as ce geste, tu glisses les doigts dans la broussaille de ta barbe et tu te sens mieux.
A l’école, on te surnomme Nounours. On se moque. Tu te détestes d’être plus grand, plus lourd que les enfants de ton âge.
Ton quartier vit au rythme de l’usine. Avant le coup de sirène de 7h du matin, un flot d’hommes, plus de mille, – certains déjà en bleu, beaucoup sur un vélo, quelques rares femmes -, rejoignent les ateliers. Tu les croises en fin de journée, à la sortie des cours. Nouveau coup de sirène et ils franchissent le portail. Tu voudrais trouver ton père parmi eux, vous marcheriez côte à côte jusqu’à l’appartement.
Tu te laisses entraîner par des garçons de l’école jusqu’à la gare de triage. L’attaque du train de voyageurs. Maladroit, tu ne cours pas assez vite. Ils t’attrapent, te ligotent et te hissent dans un wagon vide. Tu cries, tu hurles, tu les vois galoper entre les voies, grimper sur les containers, se glisser sous les convois en attente.
Tu t’inventes un grand-père bucheron. Il abat les arbres de trois coups de hache, vit seul dans une clairière. Un chien, un cheval et la clarté de la lune pour compagnons. De lui, tu tiens ta solide ossature. On dit que des ours tueurs d’hommes rôdent encore dans les profondes forêts du Jura.
Représentant de commerce pour les cafés Ras d’Amhara, ton père part plusieurs jours par semaine. Tu aimes l’odeur chaude et grillée des paquets stockés dans la cuisine.
Tu restes avec ta mère. Tu prépares les coupons qu’elle assemble et coud. Des blouses médicales en intissé. Payée à la pièce. Trois fois rien. Tu voudrais qu’elle arrête sa machine. Que l’homme qui lui livre les fournitures et récupère les commandes se fracasse la tête dans l’escalier, que sa camionnette prenne feu.
C’est les vacances de Pâques. Ton père t’emmène pour sa tournée. Dans la R5 à deux places, tu découvres la plaine, les vergers en fleurs, les champs labourés, les prés de jonquilles. Vous vous arrêtez aux bistrots des villages. On t’offre des sirops, menthe, grenadine. Ton père refuse les verres de vin blanc, avale café sur café, c’est son métier. Le soir, vous mangez avec les routiers d’énormes gratins de pommes de terre au lard. Vous partagez le même lit dans une chambre glaciale.
L’été, tu marches au bord de la rivière jusqu’à l’endroit où elle se jette dans le Rhône. Un espace abandonné, hautes herbes et broussailles. Tu ramasses une plume de corbeau. Tu t’assieds au bord de l’eau. La rivière ne se perd pas tout de suite, elle se prolonge, un flux limpide dans le tumulte du fleuve. Tu tailles la pointe de la plume de corbeau en biseau. Sur ta cuisse, tu traces des routes, des sillons.
Tu es reçu à l’examen. Tu as 16 ans. Tu rentres comme apprenti à l’usine. Le jour où un gars du syndicat vient te voir, tu penses aux doigts boursouflés de ta mère, tu prends ta carte.
Avec deux autres camarades, tu portes la banderole de tête, juste derrière la camionnette sono qui ouvre la manifestation. Avec tous les autres, tu reprends les slogans. S’il y a besoin de faire barrage, tu déploies ta carrure. Roc pacifique, tu impressionnes.
Tu sors de ta voiture, et soudain, tu te figes. Impossible de bouger. Tout en toi est bloqué. Pendant plusieurs mois, tu souffres, le bas de ton dos devenu bloc rigide. Tu as du mal à marcher, le moindre mouvement te demande un effort. Les examens ne révèlent aucune anomalie, les séances de kinés ne t’apportent que de brefs instants de réconfort. Jusqu’au jour où tu comprends que le blocage est survenu quelques jours après la mort de ton père. A partir de ce moment là, ton corps commence à se dénouer. Pour la première fois, tu l’écoutes, il te parle, il t’apprivoise.
Tu marches sur la plage. C’est l’hiver. En déplacement à Rennes, tu t’es brusquement échappé d’une réunion, tu as sauté dans un train. Saint Malo. L’océan. Le vent froid transperce ta parka. Les vagues roulent, tes pas s’enfoncent dans le sable. Le vent froid te pousse. Tu cours, tu danses, tu voles.
Très beau portrait tout en images et sensations.
On se surprend aux côtés de cet « ours » tout en douceur.
J’ai remarqué que tu avais fait allusion aux ours du Jura et j’ai trouvé que cela participait au tableau de cet homme.
J’aime beaucoup ce portrait, qui mêle force et finesse.
très vivant – rempli de petites notes (dessin sur la cuisse avec la plume) qui « posent » à côté du personnage
Portrait très touchant, doux et dur à la fois mais sans pathos
et le rythme qui emporte jusqu’au bout !
Ton portrait est très vivant, très touchant. Cet homme né de ton écriture m’est devenu familier au point qu’il m’accompagneras sans doute ce dimanche. Bravo !