Ton petit corps en tout carré se tient raide devant l’objectif. Tu t’es recroquevillé en toi. La colère vrombit en toi. La honte et la rage en toi-même. Tu es contraint mais pas résigné. Morne. Devant toi et debout derrière le photographe, le père et la mère ne te font aucun signe. Ils ne sont pas encourageants. Ne te donnent pas les moyens de sourire un peu. Le père te laisse dans ton courroux désespéré. La mère reste coite et sournoise. Tu remâche ton désarroi. Éclairé comme jamais pour le cliché. Tu ne donnes pas suite aux injonctions polies du photographe. Il voudrait que ton visage s’illumine sans doute. Que tu rendes l’image d’un petit garçon heureux. Tu es incapable de surmonter l’ombre qui t’envahis et tu ne prends que mal le clair. L’ombre intérieure ressort jusque sur la plaque de la chambre obscure. Tu seras à jamais ce petit enfant douloureux. Ta peine gravée ce jour-là se lira ainsi jusqu’après ta mort. Mettra ta souffrance interne définitivement au jour.
Les chansons que tu chantes. Tu chantes souvent. Seulement le début ou une partie du milieu. Le refrain toujours. C’est ce qui fait le sens, le refrain. C’est ce dont tu te souviens le mieux. Tu chantes pour ne pas proférer de sarcasmes. Ces envies de dénigrer le sens de l’existence. Qui te dévorent. Qui sont ton quotidien intérieur. Tu fais comme si tu étais enjoué. Tout le temps. Comme si la vie t’avait donné et te donnait encore des raisons d’être joyeux. Alors c’est plus fort que toi, tu chantes ces ritournelles, ces chansons de soldat, ces refrains de salle de garde. Mais tu les as adaptées pour qu’elles sortent ripolinées. Dépouillées de leurs aspérités vulgaires ou transgressives. Tu crois ainsi que tout le monde est dupe. Et tu continues. Et tu recommences. Et tu répètes sans cesse les mêmes phrases détournées. Avec des petits airs comme des boucles de disques rayés. Mais tu ne trompes que toi-même. Tous tes auditeurs se doutent qu’il y a des sens cachés.
Sur ton vélo tu vas au village voisin. C’est à cinq kilomètres. Aller et retour. Tu as huit ans peut-être. Peut-être un peu plus. Le père t’as envoyé en mission. Alors tu appuie sur les pédales et la côte après le tournant finit par se monter. Il le faut bien. Tu le sais. C’est un ordre que tu accomplis. Tu fais le trajet une fois par semaine. C’est encore plus difficile quand les brouillards apparaissent dès septembre. Les ombres t’environnent et c’est comme les fantômes. Tu pinces les lèvres et tu traverses terrifié le paysage d’automne et celui de l’hiver. Tu es chargé par le père d’aller lui chercher et de lui ramener son salaire d’organiste et de secrétaire de mairie.
C’est toi, parce que tu es le premier enfant, qui es chargé par le père et la mère de faire le maître d’école et le professeur pour tes nombreux frères et sœurs. Les bancs de classe récupérés sont alignés dans la grande véranda. Les encriers de porcelaine sont remplis. Tous les petits ont un devoir à faire. Chacun le sien. Ils s’y prêtent d’assez bonne grâce. Les plus grands renâclent sur leur version latine ou sur leur problème de trigonométrie. Tu passes dans le rang. Tu surveilles. Implacable tu prends ton rôle très au sérieux. Au coin de la pièce tu as placé un manche de hache contre le mur. Il pourra servir à corriger les récalcitrants ou les frères de mauvaise volonté. Tu es dur, violent et malheureux.