Tu es seule, assise par terre dans le jardin. Tu sembles manipuler un petit objet. Tes doigts sont un peu courts, maladroits, tu ne parviens pas à faire ce que tu voudrais mais tu ne t’énerves pas. Tu caresses l’objet, tu le lèches, tu le suces. Le temps n’existe pas pour toi en cet instant. Un monde familier t’entoure dans lequel tu as tes repères. Quand tu veux te redresser, tu pousses un cri rauque. Peut-être qu’on se demande où tu t’es cachée, alors ton cri rassure.
Tu as quelques jouets bien à toi, une espèce de poussette pour promener tes deux poupées. De récupération certainement. L’armature est rouillée par endroits et le tissu déchiré mais tes poupées sont contentes. Et tu vas ainsi avec ta poussette et tu sillonnes les allées du jardin. Tu leur montres les arbres et les herbes en émettant des sons joyeux qui ressemblent à des mots.
Tu n’as pas encore de vocabulaire et tu as du mal dans la prononciation de certaines syllabes. Tu comprends certainement tous les mots qu’on t’adresse mais toi tu ne peux pas les prononcer. Dans ton regard cette impuissance que tu reconnais et ressens comme part de toi, cette tristesse infinie.
Tu es prisonnière de ton corps incomplet, ou plutôt déformé, hors normes à cause d’une malformation congénitale — une chose qu’on n’a pas envisagée tout de suite. À un moment donné de ton développement, tu sais que tu es différente des autres et tu en souffres. Tu vois les enfants qui s’amusent et participent à la joie du groupe. Tu te sens seule dans ta peau trop blanche et tes yeux trop plissés. Tu te réfugies dans les parages de ta mère qui veille beaucoup sur toi.
Ah cette langue qui sort de ta bouche et que tu ne peux maîtriser. Rentre ta langue, dit maman. Un acte difficile à cause de la laxité ligamentaire de tes muscles. Tu ne veux pourtant pas la décevoir. Tu t’appliques à le faire. Tu cherches l’amour dans ses yeux à elle pour le faire plus longtemps, pour tenir encore. Elle te prend dans ses bras et te serre contre elle.
Tu te tiens aux aguets près de la porte de la cuisine, tu sais qu’il va rentrer bientôt. Tu as posé ses chaussons à côté de la cuisinière à bois. C’est l’hiver, le jardin est nu, les arbres figés. Tous les soirs d’hiver tu le fais pour lui. Tu l’attends près de la porte. Quand il franchit le seuil, tu t’avances et tu lui tends ses pantoufles tiédies par la proximité du feu, tu es si heureuse d’avoir inventé ce geste d’accueil, tu veux tellement lui faire plaisir. Il les prend, hoche la tête. Il préfère quand tu restes dans la maison, il ne supporte pas le regard des gens sur toi. Trop dur pour lui, tu sais.
Tu es sur la photo dans les bras de ton père, tu lui tiens le cou dans un geste émouvant. Il a plié ses genoux et t’a déposée les pieds dans l’eau. C’est marée basse, foule de petites mares se sont réchauffées au soleil. C’est bon pour toi les bains de mer, le docteur l’a dit plusieurs fois. Alors ils t’emmènent souvent à la plage, dès qu’ils le peuvent, dès que ton père a du temps, le dimanche surtout. Il arrose tes jambes gentiment, il réajuste ton chapeau blanc, te donne un petit seau pour y déposer des bigorneaux et des coquillages. Il le fait avec toi. Il n’a jamais été rude, presque doux dans l’approche de ton corps fragile. Pour une fois il oublie le monde autour.
Mais qui es-tu, petite fille, petite sœur ? Qui es-tu pour détenir tant de bonté en toi et développer tant de clairvoyance ? Tu ne peux imaginer ce qu’est le monde en vérité. Si tous les êtres étaient aussi bons que toi, la vie sur terre serait infiniment plus douce. C’est un dimanche matin. Tu manipules des cubes en bois, tu n’y parviens pas bien, on veut t’apporter de l’aide mais tu refuses. Tu dis : « ma sœur, elle sait ». Tu préfères te reposer sur cette fillette haute comme trois pommes qui tient à peine sur ses jambes et ne peut encore se souvenir. Tu as totale confiance en elle. Elle est ta sœur, elle est ton trésor.
Tu es dans le lit blanc. Ton visage est gonflé, tes yeux humides presque fermés. Tu as mal à tes jambes. Maman te pose des compresses chaudes pour calmer le mal, tu t’agites, elle caresse ton front, tu gémis, elle te fait boire un peu d’eau. Il n’y a pas de remède, elle le sait, pourtant elle espère et elle tiendra jusqu’au dernier jour, jusqu’à ton dernier soupir. La tempête est violente. Tu lui souris, tu tends les bras pour attraper son cou. Un long moment dans cette tension. Tu gémis à nouveau. Tu as si mal. Elle fait tout ce qu’elle peut, elle s’acharne, elle s’ingénie à trouver des méthodes pour te soulager. Elle ne dit pas « Je t’aime », elle ne sait pas le dire mais tu le ressens, tu le comprends. C’est exactement ça qu’elle devrait dire, c’est si fort entre vous et ça prendrait toute la place si elle le disait. Pourtant elle sait que tu n’as plus beaucoup de jours. Enfin tu t’endors. Elle reste là, assise tout près. Souvent elle te tient la main, caresse ton front. Tu respires par saccades. Tu respires.
Codicille Une proposition tellement forte qu'elle nous pousse très loin qu'on le veuille ou non...
Merci pour votre texte et pour cette rencontre si particulière, tellement émouvante, merci
Merci pour avoir pris la peine de venir chez moi, de me lire…
Cette proposition entraîne forcément à quelque chose de très intime, nous pousse forcément à toucher tout en nous protégeant derrière ce « tu » qu’on n’a pas connu finalement, mais qu’on connaît d’une autre façon..
merci Cécile
tout en retenue, en équilibre, en émotion dite toute en retenue, très très bon de lire ça, cette façon-là de dire, pudique et pourtant sans fard. bref bref bref : merci beaucoup, Françoise ! texte magnifique, vraiment ! la biz !
ça me touche, Vincent, ton mot, ton commentaire en douceur… de ta part… oui ça me touche !!
j’ai juste écrit… il faut dire que notre inspirateur a une écriture si pure…
la biz itou
Ce tutoiement est un amplificateur de sens, de sensations. Bien d’accord avec ton codicille, ce « tu » nous emmène très loin. Et on te suit dans un bel équilibre.
Oui, quel sacré exercice… ce TU nous oriente, nous canalise, nous fait poser les mots dans l’intensité
Merci JLuc pour ce premier écho de lecture, merci pour être venu jusqu’à moi
(on ne cesse de découvrir de nouvelles personnes dans cet atelier qui réunit beaucoup de nouveau monde… et bien sûr de nouvelles écritures)
le temps n’existe pas, elle est toujours là par toi
En effet, tu as raison, le temps a disparu dans la puissance de l’évocation. Le TU plus l’usage du présent permet l’évocation en dehors de la notion de temps…
Merci à toi pour toujours être là aussi, quelque part…
et je t’aime et j’ai la gorge nouée (et je félicite la soeur de t’avoir sir bien redonné vie)
Je trouve avec bonheur ce retour de lecture, toujours si instinctif.
La vie vient toujours équilibrer la mort, enfin on dirait bien…
A bientôt Brigitte…
tant d’amitié vers vous…
Prisonnière d’un corps incomplet…quelle image et quel beau texte pour dire cette incomplétude si touchante…merci
Nous avons tous des drôles d’histoires dans nos musettes et cette proposition 8 nous a relié directement et forcément à ces choses graves…
ça nous dévoile aussi les uns aux autres, si on le souhaite bien sûr…
En tout cas heureuse de te voir souvent du côté de chez moi…
Grande émotion à te lire (ce texte qui remonte de très loin)
ben oui, ça sort au rythme de la vie qui nous bouscule et nous passionne et nous ramène des vagues en pleine figure… ça vient comme un début de roman…
une affaire qui me tient depuis longtemps
heureuse que tu aies lu ce texte, chère Nat, merci tellement…
Très touchée par ce texte, tout en délicatesse, ainsi que celui de la proposition #P9, qui lui fait écho. D’Ernaux, ce sont non seulement ‘Les Années’, mais aussi ‘L’Autre fille’ qui surgit de cette lecture.
Merci Élise, merci d’être passée…
si doux de lire vos mots…
Oui, c’est vrai qu’il y a un écho avec L’Autre fille… une lecture qui avait été très forte pour moi, d’ailleurs le livre est toujours un peu à ma portée, quelque part pas loin…